L’Océan couvre 70 % de la planète. La haute mer, qui correspond aux eaux situées au-delà de la juridiction nationale, c’est-à-dire sur lesquelles aucun État ne peut revendiquer de droits souverains, représente pour sa part près de 95 % du volume global de l’Océan. Les négociations internationales en cours pourront-elles aboutir à un traité sur la haute mer ?
La haute mer, cet espace immense, dont les bénéfices inestimables d’ordre écologique, économique, social, culturel et scientifique sont unanimement reconnus, ne dispose pourtant pas encore d’un cadre de gouvernance global et unifié. En complément d’une obligation générale de préservation de l’environnement marin, seul un certain nombre de cadres dédiés à certaines activités (pêche, navigation, sécurité et sureté maritimes, gestion des ressources minérales des grands fonds marins) et quelques rares conventions de mer régionales sont compétentes pour adopter des mesures en haute mer. Ces mesures sont néanmoins limitées à des champs d’activités spécifiques, ou, s’agissant des organisations régionales, applicables à un nombre restreint d’États seulement.
À l’heure où le rôle majeur de l’Océan dans la régulation du climat, la santé de la planète et l’avenir de l’humanité ne cesse d’être rappelé, la nécessité de parvenir à la conclusion d’un cadre plus global apparaît donc de plus en plus pressante.
Un processus de négociation majeur aux Nations Unies
C’est l’objet de la principale négociation d’un traité multilatéral actuellement en cours au siège des Nations Unies, surnommée négociation « BBNJ » (Biodiversity Beyond National Jurisdiction) ou « traité sur la haute mer ». Cet instrument poursuit un double objectif de conservation et d’utilisation durable de la biodiversité en haute mer et devra apporter des réponses opérationnelles autour de quatre piliers principaux.
La création d’aires marines protégées en haute mer. C’est l’une des priorités françaises et européennes : créer un réseau d’aires marines protégées en haute mer, qui sera opposable à l’ensemble des États parties au futur accord, afin d’assurer la conservation des espaces maritimes et de la biodiversité qui le nécessitent. La difficulté majeure est liée au mandat de négociation adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies, qui prévoit que le futur accord d’application ne devra pas affecter les instruments et les organisations régionales et internationales existantes. Cette disposition est interprétée de manière très différente selon que les États défendent une approche régionale, protectrice du statu quo — et qui empêcherait la négociation BBNJ d’adopter des mesures dès lors qu’une autre organisation existe —, ou qu’ils défendent une vision plus globale, octroyant parfois une primauté du futur traité haute mer sur les autres cadres existants.
L’obligation de mener des évaluations d’impact environnemental pour les activités envisagées en haute mer. Le futur accord devra déterminer et détailler l’obligation à la charge des États de mener des évaluations d’impact environnemental lorsque les activités projetées par leurs opérateurs sont susceptibles d’avoir des conséquences importantes sur le milieu marin. Si le principe ne soulève pas de difficultés en tant que tel, des divergences persistent quant au seuil de déclenchement d’une telle évaluation, quant au rôle à accorder aux organes BBNJ dans cette évaluation et à quel stade, et quant à l’entité qui devra prendre la décision d’autoriser l’activité après que l’évaluation d’impact environnemental a été menée. Alors que les États développés considèrent que l’autorisation revient à l’État, les États en développement souhaitent que cette décision soit adoptée par la communauté internationale — par le biais de la Conférence des Parties du futur instrument BBNJ.
La mise en place d’un régime d’accès aux ressources génétiques marines et de partage des avantages issus de leur utilisation, pour assurer une certaine équité entre les États développés et les États en développement. Les ressources génétiques marines, comme l’ont été les ressources minérales des grands fonds marins dans les années 1970, sont souvent perçues comme un véritable eldorado. Les États en développement ont à cœur de ne pas voir ces ressources appropriées par seulement un petit nombre d’États qui disposent des capacités techniques, matérielles et scientifiques pour les collecter, les identifier et les utiliser. Ils y associent de potentielles retombées économiques considérables, selon l’application potentielle qui pourrait en être faite : pharmaceutique, industrielle, cosmétique, agricole, etc. Si cette perspective est effectivement fondée, les applications biotechnologiques éventuelles étant innombrables, elle est néanmoins à nuancer : seul un très faible pourcentage de ressources génétiques marines fait effectivement l’objet de tels développements, et parfois des dizaines d’années après leur prélèvement en mer. L’un des objets de ce traité est donc de garantir qu’aucun État ne pourra s’approprier des ressources génétiques de la haute mer et qu’un mécanisme de partage des avantages, y compris monétaires, sera mis en place et bénéficiera à l’humanité tout entière.
Le renforcement des capacités et le transfert de techniques marines au profit des États en développement. Il s’agit d’un volet « traditionnel », qui nécessite néanmoins d’apporter des assurances concrètes aux États en développement sur le fait que les États développés œuvreront effectivement en ce sens.
La dernière ligne droite d’un processus au long cours
Les négociations formelles, qui ont été entamées en 2018 (après plus de dix ans de discussions préparatoires), ont été considérablement ralenties par la pandémie. Alors que trois conférences intergouvernementales s’étaient tenues entre 2018 et 2019, la quatrième n’a pu se tenir qu’en mars 2022.
Ces conférences se réunissent sous la présidence de Mme Rena Lee, ambassadrice chargée des océans de Singapour, qui a su gagner la confiance des délégations et maintenir tous les États des Nations Unies à la table des négociations, y compris les plus réservés quant à ce processus.
Malgré l’incidence des restrictions sanitaires (limitation des tailles des délégations et de l’accès des observateurs aux débats aux Nations Unies), la quatrième conférence s’est déroulée dans une atmosphère dynamique et constructive, la très grande majorité des délégations étant apparue bien préparée et prête à s’engager. À l’issue de cette conférence, qui n’a pas permis d’aboutir à un accord, un projet de texte révisé a été préparé dans la perspective d’une cinquième réunion de négociation, prévue pour août 2022, que de très nombreux États souhaitent être la dernière.
Une priorité française et européenne
Du point de vue national, l’une des particularités de cette négociation est qu’elle relève d’un domaine de compétences partagées entre l’Union européenne et ses États membres, ce qui implique que la France ne négocie pas ce traité à titre national, mais par l’intermédiaire de l’Union européenne. C’est donc à Bruxelles que le premier niveau de la négociation se joue pour la France. La France y est très mobilisée et contribue activement au développement d’une position européenne environnementalement ambitieuse et globalement équilibrée. La bonne préparation de l’Union européenne et son positionnement lui permettent d’ailleurs d’apparaître comme le groupe d’États qui offrira une issue intermédiaire et acceptable au plus grand nombre.
En attendant la cinquième session de négociations, la France et l’Union européenne devront poursuivre leurs efforts de conviction et de mobilisation des États, de sorte à parvenir cette année à un accord qui soit ambitieux, solide, efficace et universel, c’est-à-dire comptant le plus grand nombre d’États parties — en particulier ceux qui sont les plus actifs en haute mer. La conclusion de cet accord nécessitera toutefois des concessions et des compromis qui seront probablement difficiles à obtenir de part et d’autre, et qui nécessiteront une forte mobilisation au plus haut niveau politique.
*Article paru dans le magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie n°68.