Pékin, Karakorum, Samarkand, Boukhara, Astrakhan…, ces noms évoquent encore aujourd’hui les cités-relais de la route de la soie par où transitaient d’innombrables richesses. Depuis plusieurs années, la Chine reconstitue cette célèbre route et bâtit plusieurs grands axes qui débouchent notamment sur le marché européen. Dernier projet en date : une route de la soie polaire, passant par l’Arctique.
Arctique : l’autre route de la soie
Le 28 janvier 2018, le Bureau d’État à l’information de la République populaire de Chine publie un « document blanc » qui fera date : La politique arctique de la Chine (1). Ce document fait le point sur les objectifs de Pékin dans cette région du monde : missions scientifiques, commerce et navigation, protection de l’environnement, extraction des ressources et intégration de cet axe polaire dans le vaste plan de nouvelles routes de la soie. La Chine se sent prête au grand bond vers le nord. Rappelons qu’en 2017, le brise-glace et navire de recherche Xue Long a été le premier bâtiment chinois à avoir traversé l’Arctique en empruntant les trois routes majeures de navigation : le passage du Nord-Ouest (le long des États-Unis et du Canada), le passage du Nord-Est (le long de la Russie) et la route Transpolaire, débouchant sur l’Islande et l’Europe du Nord, en longeant la Norvège.
L’Arctique : nouvel eldorado ?
Il faut dire que l’Arctique est une zone particulièrement convoitée. Si les bouleversements climatiques y ont un impact négatif très important, ils offrent en outre des opportunités économiques incroyables tout autant que de véritables défis environnementaux. Tous les pays arctiques (2) sont donc concernés et certains d’entre eux ont déjà commencé à bouger leurs pions. C’est le cas de la Russie, très active dans les domaines économique et militaire.
La Chine semble motivée par des facteurs énergétiques, commerciaux et géopolitiques. Cette région regorge de ressources naturelles, dont près de 13 % des réserves mondiales de pétrole brut et 32 % des réserves de gaz naturel restant à découvrir. Selon une étude publiée en 2008 par l’US Geological Survey (Institut d’études géologiques des États-Unis), cela représente au total 90 milliards de barils de brut, 44 milliards de barils de condensats de gaz liquide et plus de 47 261 milliards de mètres cubes de gaz naturel.
Bien que ces ressources soient profondément enfouies dans l’océan, lui-même recouvert d’une épaisse couche de glace, la fonte accélérée de cette dernière pourrait offrir de sérieuses opportunités d’extraction. Pour l’heure, la Chine est étroitement associée aux travaux du site onshore Yamal LNG (Liquified Natural Gaz) du groupe russe Novatek (et de Total, actionnaire à hauteur de 20 %), dont une partie du projet principal est financée par plusieurs compagnies chinoises. En réalité, la Chine vient à la rescousse d’un projet qui connaît de graves difficultés financières. En aidant le propriétaire de Novatek, Gennady Timchenko, très proche du Kremlin, Pékin en retire des bénéfices aussi bien politiques qu’économiques, avec la garantie d’une livraison annuelle s’élevant à quatre millions de tonnes de gaz liquide.
L’aide chinoise est toutefois à relativiser pour l’ensemble de la péninsule de Yamal. Gazprom exploite des gisements de gaz naturel dans le secteur de Bovanenkovo, au centre de la péninsule. Potentiel : près de 5 000 milliards de mètres cubes de gaz que seuls les Russes exploitent et dont l’Europe est le principal bénéficiaire.
Mais c’est le trafic maritime qui intéresse surtout les entreprises chinoises. Les deux passages principaux, du Nord-Ouest (NWP) et du Nord-Est (NEP), sont plus rapides et débouchent directement sur les marchés européen et nord-américain. Une troisième route, la route Transpolaire, passe entre le NWP et le NEP, via les eaux internationales, mais ne peut être empruntée qu’avec de puissants brise-glace. Malgré la fonte des glaces qui favorise le trafic maritime, le manque d’infrastructures et de bases pour des missions de secours rend ces passages dangereux et, pour l’instant, saisonniers.
Il n’empêche. Cette voie polaire offre un avantage de taille : un passage à travers la zone économique exclusive (ZEE) russe qui permet aux navires chinois d’éviter plusieurs zones de piraterie, comme le détroit de Malacca, situé entre la Malaisie et l’Indonésie, la mer Rouge et l’océan Indien.
Gagner un statut de puissance
Pour autant, l’extraction des ressources naturelles arctiques est encore très difficile et très onéreuse (pression de la banquise sur les plates-formes offshore, fonte du pergélisol et raccourcissement des routes, climat, milieu, techniques de forage, matériels). En outre, la Chine est totalement dépendante de ses partenaires, dont le premier, la Russie, qui détient le plateau continental le plus vaste. Les relations ne peuvent donc qu’être bilatérales.
Si la Chine se greffe à divers projets arctiques, c’est d’abord pour renforcer son statut de puissance géopolitique. Le NEP permet à Pékin d’éviter l’axe traditionnel de son trafic maritime débouchant sur l’Europe – canal de Suez, cap de Bonne-Espérance – où l’US Navy est très présente. Les tensions entre la Chine et les États-Unis sont bien réelles. Sans abandonner ses activités militaires et commerciales dans ce secteur, la Chine semble anticiper les opportunités offertes par la route polaire. L’Arctique offre d’abondantes ressources autant que des avantages commerciaux et géopolitiques. Mais, dans le fond, il n’est qu’une pièce d’un vaste puzzle qui permettra à la Chine d’être reconnue comme une puissance majeure au moment où les États-Unis, de leur côté, se retirent de plusieurs engagements internationaux. Être présent dans cette région du monde est aussi un moyen d’apprendre de ses partenaires. Techniques de forage, plates-formes offshore, navigation, recherches scientifiques, tous ces domaines d’expertise, notamment la prospection pétrolière, intéressent Pékin.
L’Arctique : futur arc de tensions ?
Pour autant, le partenariat engagé avec la Russie pourrait achopper sur plusieurs points et fragiliser la position chinoise en Arctique.
Le géant russe, s’il profite d’un partenariat bilatéral fructueux, ne compte pas se laisser guider par d’autres choses que ses propres ambitions et les intérêts qui lui sont liés. Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, l’Arctique joue un rôle clé dans la rhétorique patriotique russe.
Phénomène intéressant, la plupart des infrastructures le long des 5 600 kilomètres du NEP sont construites par le ministère de la Défense russe, créant des difficultés pour les navires commerciaux et les missions scientifiques étrangers. Cette militarisation du Nord peut légitimement inquiéter la Chine qui ne souhaite pas travailler trop étroitement avec la marine russe ni investir massivement dans des programmes de défense communs pour cette zone.
Au regard de tous ces éléments, on voit bien la complexité des rapports qu’entretient la Chine avec la Russie, et le problème qui se posera à un moment ou à un autre en Arctique (mais aussi dans les sphères d’influence russes sur lesquelles lorgne la Chine). Si les deux États sont partenaires et alliés, ils sont aussi rivaux sur un certain nombre de points (visions géopolitiques parfois divergentes, influence grandissante de Pékin en Asie centrale via les routes de la soie).
Pour autant, si la Chine a montré son intérêt pour le Grand Nord et ses nombreuses ressources, les investisseurs, au premier chef desquels le pouvoir central à Pékin, bougent relativement lentement. À pas mesurés, le gouvernement évalue les opportunités et prépare au mieux les futurs termes des négociations. La Chine pose ainsi les bases de ses actions qui garantiront ses intérêts géostratégiques en Arctique, pour les décennies à venir.
Aujourd’hui, le dossier économique pour l’Arctique n’est pas prioritaire. Pékin insiste sur l’outil politique pour parachever ses objectifs : affirmer ses droits en Arctique ; influencer les organismes internationaux afin de modifier les règles qui prévalent dans le Grand Nord ; commencer lentement mais sûrement à exploiter les ressources. Les intérêts économiques chinois seront de plus en plus importants et auront une influence sur les prises de décisions au niveau international alors que, parallèlement, les opportunités seront plus nombreuses.
La Chine poursuit la route qui la mènera au statut de « superpuissance » mondiale. Elle jouera donc un rôle majeur, incontournable, en Arctique, au risque de créer des tensions avec l’ensemble des acteurs de cette région. La Russie, partenaire qui semble solide aujourd’hui, pourrait ainsi devenir un sérieux rival demain.
Notes
(1) Document disponible en anglais sur le site officiel : http://www.scio.gov.cn/zfbps/32832/Document/1618243/1618243.htm
(2) Le Conseil de l’Arctique est composé du Canada, du Danemark, des États-Unis, de la Finlande, de l’Islande, de la Norvège, de la Suède et de la Russie. La Chine est un État observateur « proche de l’Arctique ».
Photo ci-dessus : Le brise-glace nucléaire russe Yamal navigue dans un canal de glace, en Arctique. Il tire son nom de la péninsule de Yamal, en Sibérie occidentale, où les réserves de gaz naturel sont parmi les plus importantes de Russie.