Les premiers éléments du cinquième rapport du GIEC viennent de paraître et confirment la responsabilité des activités humaines dans le dérèglement climatique. Pour réduire l’empreinte énergétique de l’homme sur la planète, des initiatives sont engagées − notamment à l’échelle de l’Union européenne avec le « paquet énergie climat » − qui soutiennent les actions visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre et à améliorer l’efficacité énergétique. Le succès de ces deux objectifs dépendra en grande partie de notre capacité à remplacer les énergies polluantes par des énergies faiblement émettrices en gaz à effet de serre. Ces énergies existent déjà. Parmi celles-ci, l’énergie nucléaire possède un atout majeur, celui de produire de l’électricité et, atout encore méconnu, de pouvoir fournir de la chaleur, c’est la « cogénération ». La chaleur nucléaire offre de multiples opportunités, que ce soit dans les domaines du chauffage urbain, du dessalement de l’eau, de la synthèse de carburants liquides et d’hydrogène ou encore des applications industrielles. Avec une production indépendante des énergies fossiles et sans émissions de gaz à effet de serre, ses débouchés apparaissent porteurs de voies d’avenir.
La cogénération : du rêve à la réalité
En France, l’énergie nucléaire est presque exclusivement dédiée à la production d’électricité. Pourtant, cette énergie peut, en parallèle de son utilisation première, être mobilisée pour d’autres applications tirant directement profit de la chaleur générée par la fission dans le cœur du réacteur. Actuellement, seulement un tiers de cette chaleur est récupérée, tout le reste se dissipe dans le milieu environnant. Une déperdition qui n’est pas l’apanage des centrales nucléaires puisqu’elle touche toutes les centrales électriques y compris celles alimentées au gaz, au charbon ou au fioul. Pour améliorer le rendement énergétique des centrales nucléaires actuelles et donc utiliser la chaleur jusqu’à présent perdue, deux applications principales sont aujourd’hui mises en œuvre partout dans le monde : le chauffage urbain et le dessalement de l’eau de mer.
Le potentiel théorique de valorisation de la chaleur issue de cogénération nucléaire est très important en France étant donné la puissance nucléaire installée ; cependant, ce gisement est pour l’instant totalement inexploité. D’autres pays ont toutefois déjà mis en œuvre la cogénération nucléaire et ce, depuis plusieurs décennies. Ainsi, sur les 432 réacteurs en exploitation, 74 fonctionnent déjà selon ce principe. La plupart se trouvent en Europe de l’Est, Russie, Ukraine, Bulgarie, Hongrie, Roumanie, Slovaquie ou République tchèque, mais également dans des pays plus proches de nous comme la Suisse, et permettent de fournir en chaleur des villes situées aux alentours des centrales. Quant à la cogénération visant à alimenter les usines de dessalement d’eau de mer, elle est expérimentée dans des centrales situées au Japon ou en Inde.
En France, si des horticulteurs bénéficient de l’eau tiède (à 40 °C ou 45 °C) produite par les centrales du Bugey (Ain), de Chinon (Indre-et-Loire), de Cruas (Ardèche), de Dampierre-en-Burly (Loiret) ou de Saint-Laurent (Loir-et-Cher), il ne s’agit pas là à proprement parler de cogénération par un système spécialement dédié à la production de chaleur. Idem pour les centrales nucléaires de Civaux et de Golfech (Tarn-et-Garonne) qui alimentent plusieurs espaces (écoles, maisons de retraite, mairies, piscines ou encore zoo). La cogénération est une solution potentielle, d’ailleurs l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie (Ancre), qui regroupe plusieurs organismes de recherche dont les membres fondateurs sont le CEA, le CNRS, la Conférence des présidents d’université et l’organisme public de recherche IFP Énergies nouvelles, soutient son développement dans certains des scénarios qu’elle a présentés à l’occasion du débat national sur la transition énergétique.
La cogénération nucléaire pour alimenter les usines de dessalement
Pour son alimentation ou pour son hygiène, l’homme a besoin d’eau douce pour vivre. Cependant, cet élément vital est réparti de manière inégale sur la planète. Certains pays bénéficient de ressources abondantes, d’autres au contraire sont en état de stress hydrique. Sous l’effet combiné du dérèglement climatique, de l’augmentation de la population et de l’épuisement des nappes aquifères, la situation de certaines régions du globe est en passe de se détériorer. Afin de répondre à ces enjeux, plusieurs pays se dotent d’usines de dessalement pour leur consommation d’eau. Entre 2000 et 2010, le nombre de ces usines est en croissance forte (+160 %) et l’on compte aujourd’hui dans le monde plus de 15 000 usines en fonctionnement générant un total de 70 millions de m3 d’eau douce chaque jour, soit cinq fois la consommation d’eau de la France. Pour fonctionner, ces usines nécessitent d’énormes quantités d’énergie. Pour éviter qu’elles ne soient alimentées par des centrales émettrices de gaz à effet de serre, la cogénération nucléaire offre une alternative crédible. L’Arabie saoudite dont le tiers de l’énergie primaire consommée (essentiellement du pétrole) sert à dessaler l’eau de mer l’a bien compris. Le royaume cherche à développer une industrie nucléaire afin d’éviter de mobiliser son pétrole pour ses besoins énergétiques propres.
La cogénération nucléaire permet dans ce cas de produire simultanément de l’électricité et de l’eau douce. Une partie de la chaleur générée par la fission dans le cœur est extraite sous forme de vapeur pour être ensuite canalisée, par l’intermédiaire d’un circuit supplémentaire, vers l’usine de dessalement. Cette chaleur est ainsi directement utilisée pour le dessalement, sans avoir été au préalable convertie en électricité à condition que la technologie choisie soit thermique par évaporation de l’eau avec un système multiflash (1) ou par distillation avec ou sans compression de vapeur. Il faut cependant noter que la technologie de filtration par osmose inverse (2) ne nécessite qu’un recours à de l’énergie électrique.
La chaleur nucléaire pour alimenter Paris
Le chauffage urbain, l’une des applications non électriques les plus prometteuses du nucléaire industriel, pourrait tout simplement se réaliser par une modification du circuit secondaire des 58 réacteurs du parc français actuel. Pendant longtemps, l’éloignement géographique entre le lieu de production, la centrale nucléaire et les usagers, concentrés dans les grandes villes, a été un frein au développement de la cogénération. Mais les réseaux de chauffages urbains se sont progressivement construits et l’amélioration de la technologie des lignes de chaleur permet aujourd’hui de transporter de l’eau chaude sur une distance de 100 kilomètres avec moins de 2 % de perte de chaleur. Ces progrès ouvrent la voie au développement à grande échelle de la cogénération nucléaire. Cette technologie pourrait de façon réaliste subvenir à la moitié des besoins énergétiques de la France en chauffage et eau chaude sanitaire.
Cependant, si comme nous l’avons vu la faisabilité technique est démontrée, une telle décision implique d’une part une forte volonté politique pour favoriser le déploiement de réseaux permettant de transporter la chaleur sur de longues distances et d’autre part l’accord de l’Autorité de sûreté nucléaire pour ce qui concerne la modification de l’exploitation des centrales. L’investissement dans les nouvelles lignes de chaleur serait toutefois assez vite rentabilisé puisqu’il permettrait à la France d’économiser au minimum 7 milliards d’euros par an (soit la moitié du budget consacré chaque année à l’achat d’hydrocarbures pour le chauffage dans le résidentiel-tertiaire). À terme, ce chauffage « nucléaire » permettrait de réduire de manière très importante la facture des ménages.
Cette idée de cogénération nucléaire commence à être reprise dans d’autres pays disposant de réacteurs nucléaires. À titre d’exemple, un projet finlandais de construction d’un nouveau réacteur sur le site de Loviisa a intégré la possibilité de fournir du chauffage urbain à la capitale, Helsinki, située à 80 kilomètres du site nucléaire. De même, il serait tout à fait envisageable d’alimenter en chaleur les agglomérations françaises grâce à nos centrales nucléaires. Paris et la première couronne pourraient ainsi être alimentés par la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine (Aube), distante de 110 kilomètres. D’autres raccordements pourraient également être envisagés entre une métropole régionale et une centrale : Lyon-Bugey, Lille-Gravelines ou Bordeaux-Blayais.
Les multiples applications de l’énergie nucléaire
Outre la chaleur et le dessalement d’eau de mer, de nombreuses autres applications non électrogènes de l’énergie nucléaire sont déjà mobilisées pour le bien commun, sans que les populations en aient d’ailleurs vraiment conscience. Citons pêle-mêle le bénéfice tiré de la fabrication en réacteur de radio-isotopes pour la médecine, que ce soit pour le diagnostic (imagerie) ou pour le traitement (oncologie), la propulsion navale (et peut-être bientôt la propulsion spatiale) ou les générateurs thermiques à radio-isotopes, comme source d’énergie des sondes spatiales éloignées du soleil. Par ailleurs, grâce à la sensibilité des méthodes de détection de la radioactivité, les éléments radioactifs servent de plus en plus comme traceurs dans de multiples applications industrielles ou environnementales. Ils sont ainsi utilisés pour détecter des fuites, étudier le vieillissement des matériaux par érosion ou par corrosion, vérifier les soudures, déterminer la nature des sols ou la configuration des gisements. Le traçage par radionucléides est également une technique employée en hydrogéologie pour suivre le ruissellement et l’infiltration des eaux de surface, la dynamique des masses d’air ou les courants marins.
Les réacteurs nucléaires assurent aujourd’hui 75 % de la production électrique en France et contribuent déjà fortement à la réduction des émissions de gaz à effet de serre (grâce au nucléaire, un Français émet deux fois moins de CO2 qu’un Allemand !)
Pour répondre au défi du XXIe siècle de la lutte contre le dérèglement climatique, il nous faudra trouver de nouvelles solutions pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre et mieux gérer notre énergie en améliorant notre efficacité énergétique. Les progrès technologiques nous permettent aujourd’hui de tirer au maximum profit de l’énergie primaire générée par la fission en fournissant de la chaleur aux réseaux urbains. Dans le futur, la cogénération nucléaire pourrait être amenée à prendre de plus en plus d’importance et constituer l’un des outils de la transition énergétique en France.
Illustration © Shutterstock
Ajouter un commentaire