Hydrogen+ : Selon le rapport de LCP Delta, quelles sont les principales opportunités offertes par les e‑fuels, notamment l’hydrogène et ses dérivés, pour décarboner le secteur maritime et répondre aux objectifs climatiques internationaux ?
Gabrielle Heal. Les biocarburants joueront un rôle essentiel dans la décarbonation à long terme du secteur maritime, mais aujourd’hui, les projets sont confrontés à des obstacles, car la demande reste difficile à satisfaire.
Le secteur maritime s’est retrouvé sous les feux de la rampe de la décarbonation avec deux événements marquants : l’inclusion du transport maritime dans le système d’échange de quotas d’émission de l’UE (ETS) à partir de janvier 2024, et l’engagement unanime de l’Organisation maritime internationale (OMI), en juin 2023, de parvenir à des émissions nettes nulles dans le transport maritime d’ici 2050. Les initiatives de l’UE et de l’OMI favorisent désormais l’adoption de stratégies de décarbonation dans l’ensemble du secteur du transport maritime. Les acteurs de l’industrie maritime s’intéressent de plus en plus à cette question et accordent la priorité à la responsabilité de ce secteur, qui contribue à hauteur de 3 à 4 % aux émissions de CO2 de l’UE.
La réglementation est devenue le principal catalyseur de la décarbonation du transport maritime long-courrier. Notre analyse menée par le LCP Delta Hydrogen Intelligence Service montre que la réalisation de progrès significatifs dans le domaine des carburants électriques dépendra des politiques qui évaluent les émissions de gaz à effet de serre (GES) sur une base bien équilibrée, en tenant compte des émissions sur l’ensemble de la chaîne de valeur des carburants, et des politiques qui établissent des quotas plus stricts pour l’adoption des carburants électriques. En outre, la demande d’e‑carburants restera limitée par le coût, à moins que des mesures politiques de soutien ne soient mises en œuvre, notamment des sanctions en cas de non-respect du mandat et une tarification adéquate du carbone. Ces mesures sont sur le point d’accélérer la transition vers les électro-carburants dans l’industrie maritime.
Le rapport identifie-t-il des technologies d’e‑fuels plus prometteuses ou plus proches d’une adoption à grande échelle pour les navires de transport longue-distance ? Quels sont les avantages et les inconvénients de ces solutions par rapport aux combustibles fossiles traditionnels ?
Dans un premier temps, le méthanol, puis l’ammoniac concurrenceront les carburants fossiles et les biocarburants pour l’approvisionnement des navires long-courriers. L’hydrogène devrait jouer un rôle limité dans le secteur du transport maritime en tant que carburant direct, en raison de sa faible densité énergétique qui le rend moins adapté aux utilisations maritimes à grande échelle. Sa principale concurrence viendra des batteries, en particulier pour les navires fluviaux et côtiers, qui opèrent souvent sur de courtes distances. En effet, LCP Delta participe actuellement à un projet d’innovation de premier plan au Royaume-Uni, Electric Thames, qui explore la décarbonation de la voie navigable urbaine de la Tamise. Le projet propose la mise en place de stations de recharge pour bateaux et d’une technologie V2G qui permet aux bateaux électriques de renvoyer de l’électricité au réseau, fournissant ainsi des services de flexibilité essentiels.
Pour les navires de haute mer, l’ammoniac apparaît comme un carburant alternatif prometteur pour le transport maritime, offrant une densité énergétique plus élevée et une plus grande facilité de stockage que l’hydrogène. Toutefois, son adoption à grande échelle dépendra de la résolution de problèmes critiques tels que la sécurité de la manipulation et de la combustion, qui sont tous deux essentiels à sa mise en œuvre pratique.
Le méthanol gagne également du terrain, les moteurs à double carburant devenant de plus en plus populaires parmi les principaux acteurs de l’industrie du transport maritime. Si le méthanol offre des possibilités immédiates de décarbonation, son évolutivité à long terme pourrait être limitée par la nécessité de s’approvisionner en CO2 renouvelable, un élément clé de son processus de production. Cette question est particulièrement pertinente compte tenu de la réglementation de l’UE en matière d’approvisionnement en carbone, qui interdira l’approvisionnement en CO2 biogénique à partir de 2040.
Les carburants alternatifs utilisés dans le transport maritime ne devraient pas atteindre une échelle de masse avant 2030, étant donné la faible demande actuelle d’e‑carburants pour atteindre les objectifs de décarbonation. Dans l’intervalle, les carburants dérivés de matières premières fossiles continueront à dominer. Une phase de transition est soutenue par les biocarburants et les matières premières biogènes, qui offrent une alternative plus compétitive en termes de coûts que les e‑carburants et peuvent jouer un rôle en comblant les lacunes de la chaîne d’approvisionnement.
Nous estimons que le méthanol sera le premier e‑carburant adopté dans le secteur du transport maritime d’ici à 2030, en fournissant une première flotte de navires prêts pour le méthanol dans les années à venir. L’ammoniac devrait jouer un rôle de premier plan à l’horizon 2040, une fois que la technologie de la flotte sera mieux établie. D’ici 2040, le secteur du transport maritime sera approvisionné par un mélange de carburants et de technologies durables.
L’infrastructure nécessaire à l’utilisation des e‑fuels dans le secteur maritime, notamment pour le stockage et la distribution, est-elle suffisamment développée aujourd’hui ? Quels sont les principaux défis techniques et logistiques identifiés par LCP Delta pour permettre une adoption massive ?
Alors que quelques ports européens se positionnent comme plaques tournantes de l’énergie propre, la plupart des opérateurs portuaires hésitent à investir dans de nouvelles infrastructures, dans l’attente d’une nette augmentation de la demande en e‑carburants.
Le méthanol et l’ammoniac, déjà commercialisés et stockés dans certains ports, sont en passe de devenir des carburants clés dans la décarbonation du transport maritime. Toutefois, l’extension de leur utilisation nécessitera une expansion significative de l’infrastructure de soutage. Compte tenu des contraintes financières et spatiales (le méthanol et l’ammoniac ont un encombrement deux à trois fois supérieur à celui des réservoirs de HFO actuels et les ports sont généralement encombrés, avec un espace disponible limité), tous les ports n’accueilleront pas tous les types de carburant. Nous nous attendons plutôt à l’émergence de centres de ravitaillement spécialisés, qui pourraient remodeler les itinéraires de transport traditionnels.
Les investisseurs et les opérateurs maritimes et portuaires ont besoin de clarté sur le développement des chaînes d’approvisionnement en carburant pour investir dans les nouvelles technologies. À l’avenir, les grandes compagnies maritimes pourraient explorer les moyens d’atténuer elles-mêmes ces risques. Les stratégies pourraient inclure l’intégration de la production de carburant dans leurs opérations ou la formation de co-entreprises et de partenariats stratégiques avec des producteurs de carburant, permettant une transition plus douce vers des flottes alimentées par des carburants électroniques. Notre analyse montre que certaines grandes compagnies maritimes poursuivent déjà une intégration verticale, y compris une participation dans la production de carburant afin de réduire le risque d’un approvisionnement en carburant marchand.
De plus, un réseau d’hydrogène développé et un système de stockage sont des éléments clés pour la production d’électro-carburants à grande échelle, car l’hydrogène propre est une matière première essentielle dans le processus de production.
Comment les régulations internationales et européennes influencent-elles l’adoption des e‑fuels dans le secteur maritime ? Le rapport de LCP Delta propose-t-il des recommandations pour accélérer cette transition ?
La réglementation est le meilleur moyen de décarboner le secteur du transport maritime. Mais elle doit prendre en compte l’ensemble de la chaîne de valeur des carburants, y compris les matières premières, pour soutenir efficacement les biocarburants.
Les mesures relatives au transport maritime (FuelEU Maritime) garantissent une certaine sécurité de la demande pour les producteurs d’e‑carburants en imposant une augmentation de l’utilisation des carburants alternatifs dans le secteur du transport maritime entre 2025 et 2050. FuelEU Maritime est basé sur un objectif de réduction de l’intensité des gaz à effet de serre (GES), avec des sous-objectifs de carburants renouvelables d’origine non biologique (RFNBO) pour soutenir l’adoption des e‑carburants. Toutefois, nous estimons que les sous-objectifs actuels sont trop faibles pour avoir un impact significatif sur l’industrie des e‑carburants.
Selon nous, l’adoption de carburants alternatifs dépend de la prise en compte des émissions de type well-to-wake (comme FuelEU Maritime). Les politiques qui se concentrent uniquement sur les émissions du réservoir au sillage, comme le système européen d’échange de quotas d’émission, ne vont pas assez loin pour soutenir spécifiquement les carburants alternatifs, car les améliorations de l’efficacité peuvent à elles seules permettre ces réductions d’émissions à court terme.
Le coût de production des e‑fuels reste un frein majeur à leur adoption dans le secteur maritime. Quelles sont les perspectives économiques mises en avant par LCP Delta concernant la réduction des coûts dans les années à venir, notamment grâce à l’innovation et aux économies d’échelle ?
Le coût des carburants alternatifs est aujourd’hui trop élevé pour que ces derniers soient adoptés en masse. Les coûts baisseront progressivement, mais la tarification du carbone et les sanctions en cas de non-respect de la réglementation sont essentielles pour combler l’écart. Le coût total de possession est le principal facteur de décision pour les transporteurs maritimes. Compte tenu du prix élevé des e‑carburants (estimé à 10 fois le coût des carburants fossiles), de nombreux armateurs envisagent le gaz naturel liquéfié (GNL) et les biocarburants pour la décarbonation d’ici à 2040. Mais l’offre de biocarburants est intrinsèquement limitée et le secteur maritime pourrait se retrouver en concurrence avec le secteur de l’aviation pour l’accès à ces carburants d’origine biologique.
La réalité est que les projets d’e‑carburants ont du mal à passer le cap du FID aujourd’hui. Certains projets ont déjà été retardés et annulés jusqu’en 2024, les promoteurs invoquant la lenteur de la concrétisation de l’offre, liée à l’absence de soutien politique. En effet, plusieurs producteurs d’ammoniac et de méthanol au Royaume-Uni demandent la mise en place d’un système de contrats pour la différence afin d’attirer les acheteurs et de garantir le financement bancaire. Les producteurs de combustibles doivent collaborer avec les offtakers et les financiers pour créer des projets avec une demande ferme et des coûts de capitaux plus faibles.
La principale incertitude aujourd’hui n’est pas nécessairement l’existence future du marché des e‑carburants, mais plutôt son calendrier et sa taille, qui seront déterminés par les leviers politiques. Au sein de l’équipe spécialisée en hydrogène chez LCP Delta, nous analysons activement plusieurs secteurs d’approvisionnement en hydrogène, y compris la production de carburants pour le transport maritime, afin d’analyser les politiques, l’ambition des acteurs et la volonté de payer pour l’hydrogène propre, afin d’aider à naviguer dans ce paysage d’approvisionnement en pleine évolution.
En conclusion, pour véritablement stimuler la croissance du secteur des e‑carburants, il est essentiel de mettre en place des signaux forts et des pénalités sur le prix du carbone afin de combler l’écart de coût avec les carburants conventionnels, ainsi qu’un sous-objectif plus ambitieux pour les RFNBO dans le cadre de l’UE-Carburant. Notre outil HYbase, qui permet de suivre plus de 900 projets européens de production d’hydrogène propre, révèle que seuls 4 % de la production actuelle d’ammoniac vert en Europe sont nécessaires pour atteindre les objectifs d’expédition de RFNBO d’ici 2031. La fixation d’objectifs plus ambitieux en matière d’utilisation s’alignerait sur cette solide filière de production, en fournissant les contrats d’écoulement essentiels nécessaires pour que ces projets puissent obtenir un financement et s’étendre efficacement.