En 2022, les prises de parole des étudiantes et étudiants lors des cérémonies de remise de diplômes à AgroParisTech, HEC Paris, Mines Paris-PSL ou encore à l’École Polytechnique ont marqué les esprits. Face aux revendications à réorienter les enseignements vers plus de responsabilité mais aussi à la croyance en d’autres possibles, les écoles doivent désormais poser une réflexion critique sur les paradoxes auxquels elles sont confrontées et repenser leurs choix stratégiques et pédagogiques.
Bien avant ces revendications étudiantes, et sous l’impulsion des remises en question émanant même de la communauté des chercheuses et chercheurs en management, les établissements avaient déjà amorcé des changements. Certains ont remanié leurs énoncés de mission afin d’expliciter leur adhésion aux principes de responsabilité sociale d’entreprises (RSE) et de développement durable ; et beaucoup d’autres ont créé de nouveaux cours et cursus dédiés.
Le bilan de ces initiatives reste toutefois mitigé, et les débats se poursuivent. Nous nous efforçons pour notre part depuis quelques années de transformer les formations à travers différentes expériences, dans des programmes de formation pour des Bachelor of Business Administration (BBA, niveau Bac+3), des Master of Business Administration (MBA, bac+5) et de l’Executive Education (formation professionnelle pour les cadres supérieurs délivrant un master 2, bac+5) en France et au Québec.
Nous décrivons ces dernières dans le chapitre d’un ouvrage à paraître aux Éditions Routledge, issu du groupe de travail Sustainability Mindset du programme « Principles for responsible management education (PRME) » des Nations unies.
Comprendre les présupposés
La vision de nos rôles quant à l’enseignement en management s’inspire de propositions issues des divers courants de recherche (Critical Management Education, Critical Management Studies) et en intégrant des approches décoloniale et antiraciste en enseignement du management. Ces principes incluent d’abord la déconstruction des convictions tenues pour acquises concernant les organisations et le management (leur généalogie, leurs mandats, leurs rapports à la société, la croissance, la productivité, etc.). Il s’agit ensuite de sensibiliser les apprenantes et les apprenants aux limites des pratiques vertes ou éthiques ancrées dans une logique néolibérale et implantées de manière coloniale.
Il s’agit finalement de familiariser les étudiantes et les étudiants à des récits mettant en exergue les justices dans les relations des organisations aux territoires, aux humains et aux non-humains. Ces récits apparaissent utiles dans la construction de solutions qui ne dissocient pas la transition écologique des aspirations de justices spatiale, raciale, de genre, etc.
Comment actons-nous plus précisément ces rôles ? Dans le cadre d’un programme Executive, l’approche historique critique est par exemple privilégiée. Travailler avec des archives reste en effet déstabilisant mais permet de mieux comprendre les présupposés des visions classiques de la RSE.
Les conceptions économiques de Howard Bowen, identifié comme le père de la RSE, sont ainsi confrontées à d’autres visions présentées sous forme de textes, de films ou de tableaux peints traitant de dominations. Ensuite, les cours visent à se familiariser avec les perspectives décoloniales à travers des publications académiques, des articles de journaux, des poésies, des discours militants. Celles et ceux qui suivent la formation sont ensuite invités à faire les liens entre ce que ces matériels révèlent et les réalités dans leurs propres sphères politiques et communautaires.
Cela les amène à poser une réflexion sur leur carrière, leurs décisions passées et sur les pratiques de leurs organisations qui pourraient être extractivistes, porteuses d’injustice de genre et ainsi reproductrices de relations coloniales.
Contester l’idée du one best way
Dans un programme de BBA, des approches hétérodoxes sont mobilisées dans un premier temps pour dévoiler les inégalités structurelles empêchant l’avènement d’un développement équitable, et sensibiliser le public aux failles du dogme de la croissance illimitée dans un monde aux ressources limitées. Les dysfonctionnements du capitalisme et les injustices (économiques, sociales, raciales, de genre, etc.) subies en particulier par les acteurs des périphéries sont plus particulièrement mis en exergue.
Dans un deuxième temps, le programme mobilise des outils déjà utilisés par des organisations en se focalisant sur la lutte contre la pauvreté, les inégalités et le changement climatique pour inciter à réfléchir à des alternatives. Des études de cas (entreprises capitalistes, entreprises d’économie sociale et solidaire, commerce équitable, etc.) permettent de renforcer les apprentissages.
Enfin, un programme de MBA mobilise des expériences documentées (jugements de tribunaux, rapports d’organismes, émissions de radios et de télévisions, etc.) pour dévoiler les faces cachées des dispositifs et programmes souvent qualifiés de responsables (par exemple codes de conduite, philanthropie, commerce de la base de la pyramide, etc.)
Ces cas aident à repérer des traces d’asymétrie de pouvoir, d’essentialisation des peuples, de paternalisme, d’exclusion des voix et des connaissances non dominantes. Cet objectif de déconstruction est complété par celui de visibilisation des pratiques d’organisations porteuses d’innovations (par exemple, la fondation Catherine Donnelly qui utilise une démarche décolonisée d’investissement, la clinique Minowé qui fait de la sécurisation culturelle des autochtones la base de ses offres de services de santé et services sociaux).
La traduction de la vision de l’enseignement en pratiques pédagogiques déconstructives et reconstructives, dont des illustrations viennent d’être mentionnées, est sous-tendue par les principes de conscientização et de pluralisme. La conscientização, inspirée des enseignements du pédagogue brésilien Paulo Freire, favorise le développement d’une résistance aux oppressions à travers les réflexions et les actions. Le pluralisme conteste à son tour l’idée d’un one best way.
Ainsi, nos cours invitent à questionner les modèles et les critères de décision présentés souvent comme les meilleurs car éprouvés par les entreprises multinationales et adoptés par les partenaires sur leur chaîne de valeurs. Nos étudiantes et étudiants comprennent à la fin de leur parcours qu’il existe une variété de systèmes économiques et culturels, de modes de gouvernance (outre celle fondée sur la propriété privée), de logiques organisationnelles (au-delà de celles axées sur les rentes) et d’innovations (au-delà de celles d’ordre technique).
En partenariat avec : theconversation.fr