Le transport maritime est une constante de l’histoire humaine et chaque période a ses caractères propres. Notre époque est celle de la globalisation, une internationalisation où l’intégration des économies est de plus en plus forte. Comme outil de la mobilité des marchandises, le transport maritime connaît une croissance exceptionnelle, qui ne se fait pas sans questions, et parmi elles, comme ailleurs, celle de la Chine.
Il va sans dire que l’ère de la globalisation économique depuis le début du millénaire constitue une sorte d’âge d’or pour le transport maritime. Naturellement, depuis le XVIe siècle, la planète a toujours été un vaste monde d’échanges. Cette échelle des échanges n’a jamais été telle qu’aujourd’hui. Ainsi, la croissance du commerce international, à la fois du point de vue volumétrique et géographique, produit une augmentation sans précédent du transport maritime : plus de marchandises, plus de navires, plus de quais.
L’âge d’or du transport maritime
Le transport maritime évolue avec l’économie des échanges. Le pétrole à partir des années 1930 puis les minerais industriels après les années 1950, ont montré la massification de l’internationalisation des flux maritimes. Les trafics deviennent océaniques, les navires grandissent de décennie en décennie, les ports se dotent de terminaux spécialisés pour desservir les industries bord à quai.
À partir des années 1970, l’étalement planétaire des productions manufacturières lance la conteneurisation. Dès lors, les vagues de délocalisations nourrissent des flux maritimes des lignes régulières de rapatriement vers les consommateurs occidentaux. Cette industrialisation impulsée par les firmes américaines, européennes et japonaises est à l’origine du phénomène des émergences économiques. Clairement, à partir des années 1960–1980, de nombreux pays engagent un développement accéléré. Il y a les terres d’accueil des délocalisations, mais aussi les producteurs de matières premières. L’émergence économique fait naître de nouveaux besoins. Ainsi, ce ne sont plus seulement les économies développées qui alimentent le transport maritime. Les nouvelles économies consomment de l’énergie, des minerais, des biens d’équipement et de consommation. Là encore, le transport maritime a trouvé des ressources de croissance.
Telle est l’ère de la globalisation maritime, qui concerne tous les espaces mondiaux avec des flux en tous sens. L’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie du Nord-Est dominent les destinations, mais le reste du monde est entré dans le maillage maritime. Les Suds ne sont plus seulement des extracteurs de matières premières et des marchés mineurs, ils ont leur propre valeur. Sans être des relais de croissance des marchés occidentaux, les nouveaux marchés offrent une forme de diversification. L’Amérique latine et l’Afrique consomment aussi plus de produits made in China.
Dans les années 2000, l’émergence de la Chine et de nombreux autres pays (Turquie, Inde, Russie, Brésil, Asie du Sud-Est…) a donc créé de nouveaux marchés et de nouvelles routes maritimes. Le pétrole, le gaz, les minerais, les grains et les conteneurs sillonnent le monde dans tous les sens. Les autorités des canaux de Panama et de Suez ont chacune engagé des travaux d’agrandissement pour répondre à la nouvelle échelle des flux et des navires. Les ports dans toutes les régions du monde connaissent des expansions massives pour répondre aux croissances d’activité et s’adapter au gigantisme des navires.
Dans ce contexte, on comprend mieux l’échelle actuelle du transport maritime. En 2019, le volume maritime international de marchandises atteint presque 2 milliards de tonnes, contre 605 millions de tonnes il y a 20 ans (d’après Clarksons Research). La crise sanitaire a touché presque à la marge, tant notre dépendance aux échanges de la globalisation est forte, notamment dans les pays développés d’Amérique du Nord et d’Europe.
Parallèlement, il y a le phénomène chinois, dont l’origine provient de l’entrée chinoise dans l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) en 2002 et de la transformation du pays en atelier du monde. La Chine serait responsable de plus d’un tiers de l’activité maritime mondiale. On le sait pour les conteneurs qui expédient les produits chinois, mais aussi pour les fournitures du pays en fer, bauxite, nickel, pétrole, gaz, charbon et même le soja pour la nutrition animale.
Les flottes des différents marchés maritimes étaient en 2000 dans une progression régulière, mais sans excès. Le phénomène chinois et les bulles financières et boursières en Occident alimentèrent une brusque demande d’échanges commerciaux et une très forte profitabilité des marchés pour les armateurs. La crise de 2008 et l’effondrement de l’économie mondiale ont provoqué une baisse du transport maritime, mais le choc a été rapidement effacé en 2010. La crise européenne de 2011 à 2014 a provoqué une gêne, mais sur le fond la globalisation économique était lancée. Les États-Unis ont conservé de la croissance et les pays de délocalisation ont préservé leur émergence économique. Dans la seconde partie des années 2010, l’Europe a retrouvé des couleurs quand la croissance chinoise s’est affaiblie. Grossièrement, le monde est assez global pour supporter des essoufflements de certaines de ses parties.
Un panorama du conteneur réorganisé
Les secteurs maritimes ont leur propre dynamique. Ainsi en 2015 et 2016, à la faveur d’indicateurs peu favorables, une guerre commerciale s’engagea entre armateurs. Cela se produisit dans un contexte de surcapacité provoquée par la croissance trop forte du nombre de flottes de porte-conteneurs. Les armateurs cherchent dans le gigantisme des économies d’échelle et donc de la productivité.
Les maxi-porte-conteneurs sont aussi le témoignage d’une lutte concurrentielle que mènent les plus grands armateurs face aux acteurs plus petits et moins capables d’engager ce type de commandes. Techniquement, il n’est pas toujours simple de savoir si la taille maximum est atteinte : si les navires restent de 400 mètres de long, ils sont encore passés de 20 000 EVP (équivalent vingt pieds) en 2017 à 24 000 en 2018 au prix d’une optimisation du chargement des conteneurs.
Sans entrer dans les détails, en 2016, la conteneurisation connaît une crise. Jusque-là, les acteurs les plus faibles étaient certes fragilisés, mais les menaces directes paraissaient éloignées. Il semblait que les grandes compagnies de la conteneurisation étaient des outils économiques et représentaient une valeur économique mais aussi symbolique, un peu comme l’aviation civile de la plupart des pays. En 2012, le land de Hambourg a sauvé Hapag-Lloyd, comme l’État français est entré au capital de CMA CGM. Le groupe Maersk n’a pas eu besoin de l’aide directe du Danemark, mais Copenhague sait défendre les intérêts de ses armateurs.
Pourtant, en 2016, les choses ont changé en quelques mois. Le gouvernement de Singapour a vendu APL NOL à CMA CGM. La Chine décida de sacrifier la compagnie CSCL pour renforcer Cosco Shipping, agrandie en 2017 de OOCL (Hong Kong). À l’autre bout du continent asiatique, les intérêts étatiques du golfe Persique ont accepté la fusion de UASC avec l’allemand Hapag-Lloyd. L’autre armement de Hambourg, Hamburg Süd, était lui vendu par ses propriétaires privés au numéro un mondial, le géant danois Maersk.
Du côté japonais, trois groupes sont impliqués dans le transport maritime (NYK, MOL et K Line) et ils ont choisi de rassembler leur branche conteneurs sous le nom de ONE. Taïwan compte encore deux armateurs majeurs, Evergreen (société privée) et Yang Ming (contrôle public). En Corée, Séoul a décidé de ne pas sauver Hanjin Shipping pour ne pas contaminer financièrement l’autre joyau du groupe, la compagnie aérienne Korean Airlines, mais plutôt Hyundai Merchant Marine, lié au grand conglomérat national.
La conclusion de ce grand mouvement est la consolidation du secteur conteneurisé entre neuf acteurs majeurs, contre dix-huit auparavant. Il est normal qu’une activité économiquement en difficulté nourrisse une forme d’écrémage des plus faibles. La consolidation, réduisant l’offre concurrentielle, est le produit naturel des temps difficiles.
Les alliances entre armateurs de la conteneurisation ont été complètement remises en cause par le mouvement des fusions et acquisitions. Le nouveau panorama se compose de trois alliances qui coopèrent pour organiser des services en commun : le danois Maersk avec l’italo-suisse MSC — soit deux traditions maritimes européennes, scandinaves et latines, mais de la même trempe familiale — ; une seconde alliance regroupant le français CMA CGM avec Cosco (Chine) et Evergreen (Taïwan) ; et une troisième regroupant Hapag-Lloyd (Allemagne), ONE (Japon), Yang Ming (Taïwan) et Hyundai (Corée).
Le monde de la conteneurisation est ainsi une affaire d’armateurs européens et asiatiques. Le champ du maritime a été abandonné par les États-Unis et, hormis la Chine, aucun pays émergent ne pèse dans ce domaine. Au-delà du conteneur, le tissu maritime mondial est dominé par le poids des sociétés d’Europe de l’Ouest et d’Extrême-Orient. Chacun des deux ensembles contrôle économiquement environ 40 % de la flotte mondiale. Il est notable que l’outil maritime que représentent les compagnies européennes aille bien au-delà des besoins des transports européens, notamment dans les secteurs du vrac sec et des hydrocarbures. C’est une richesse pour l’économie continentale, au profit notamment des cités maritimes comme Londres, Oslo, Hambourg, Athènes ou Le Pirée.
L’Europe est une puissance de l’économie maritime réelle. Ce secteur contribue pour 54 Md€ au PIB européen en contrôlant 40 % de la flotte mondiale. Peu visible médiatiquement, il est constitué dans une très large mesure par des armateurs familiaux en Scandinavie, en Allemagne comme en Europe du Sud (Italie, Grèce, France). Ce modèle familial existe en Asie, essentiellement dans les places maritimes de Singapour et de Hong Kong. Ailleurs dominent de grands conglomérats publics, comme en Chine et en Inde, ou privés, comme au Japon et en Corée. À ce panorama, il faut ajouter les compagnies dans la mouvance des extracteurs d’hydrocarbures (Russie, Brésil, golfe Persique, Malaisie).
Les observateurs se focalisent sur les aspects politiques des nouvelles routes de la soie, qui restent d’abord une stratégie de soft power autour des infrastructures (ports, ponts, voies ferrées). Cette politique peut être associée à la montée en puissance de la Chine maritime au travers de deux grands conglomérats dans la plupart des secteurs maritimes et les ports. Cosco est devenu le premier armateur dans le pétrole et les vracs secs et le troisième du conteneur. China Merchants est, lui, deuxième du pétrole et sixième du vrac sec. Cosco se construit un réseau de terminaux au service de ses lignes régulières conteneurisées. Dans les ports, China Merchants n’a pas de compagnie de conteneurs majeure mais multiplie les investissements portuaires, soit directement (Djibouti, Sri Lanka, Togo, Turquie), soit indirectement (coactionnaire de Terminal Link avec CMA CGM).
La Chine entend donc maîtriser une grande partie de son commerce extérieur avec la croissance des deux grands armateurs et de leurs flottes tout en tissant des réseaux de positions portuaires. Ces positions sont avant tout conditionnées par des impératifs de l’économie maritime, même si elles sont sujettes à bien des spéculations géopolitiques. Cosco a pris en 2019 une position majeure à Abou Dhabi, avec un nouveau site fait pour la conteneurisation — et non pas au très politique et peu utile port pakistanais de Gwadar.
Changement d’époque ?
Au début de la crise de la Covid, à l’hiver 2020, on pouvait craindre un choc économique mondial dans la foulée de l’effet négatif des confinements. De fait, cette période a été relative et dès la fin 2020, le transport maritime a montré des signes positifs. La conteneurisation a été la grande gagnante en raison du transfert des capacités de consommation des particuliers — surtout aux États-Unis — vers les biens manufacturés puisqu’une partie de leur mode de vie était entravée (vacances, loisirs, divertissements…). En 2021, les importations de conteneurs sont passées de 22 M à 26 M d’EVP pleins. La très forte demande américaine a mis sous pression la conteneurisation, dont la totale désorganisation est devenue un phénomène médiatique connu.
Les Européens ont consommé aussi, mais avec prudence, marquant bien les différences d’attitudes entre les deux rives de l’Atlantique. En 2022, le retour de l’inflation et la guerre menée par la Russie à l’Ukraine sont de nouveaux sujets d’anxiété. Les perspectives de croissance économique sont revues à la baisse. Seule la fin de la crise sanitaire serait une bonne nouvelle, avec un retour à la normale et une meilleure ventilation des dépenses des Américains qui fera baisser la surchauffe de la conteneurisation. Les acteurs du conteneur y ont gagné deux formidables années de recettes qui serviront à moderniser les flottes et à maintenir les investissements dans les terminaux portuaires et la diversification dans la logistique, au travers d’achats stratégiques.
Avant même la crise de la Covid, on pouvait se poser légitimement la question de l’avenir de la globalisation. Les guerres commerciales de Donald Trump, le Brexit et le nationalisme de bien des régimes étaient autant de phénomènes qui interrogeaient sur l’évolution des échanges internationaux. Il faut admettre que la plus forte croissance du commerce mondial est derrière nous. La Chine entre dans une maturité économique, l’Inde a des promesses limitées, l’Europe et les États-Unis espèrent juste conserver une croissance raisonnable. Les producteurs de matières premières sont trop dépendants de cours rémunérateurs. Conjoncturellement, la crise ukrainienne et les effets, sur les énergies et les grains, des sanctions imposées à la Russie posent une succession de problèmes économiques. Le transport maritime pourrait même sortir renforcé de cette crise avec plus de navires transportant du gaz vers l’Europe à la place des gazoducs et des cargaisons de pétrole russe envoyées vers l’Asie orientale à la place des raffineries européennes.
Après l’épisode Covid et même au-delà de la guerre en Ukraine, la globalisation économique et ses pendants maritimes gardent tout de même leurs fondements. Le monde a besoin d’énergie, de minerais, de grains et de produits manufacturés dans un haut niveau d’interdépendance économique entre pays. Toutes les parties du monde sont reliées par les mers via 50 000 navires de la flotte de commerce. Il y a peu de chance que cela change à court terme.
En revanche, la flotte est, elle, engagée dans une adaptation. Celle de l’environnement, que demandent les réglementations de l’Organisation maritime internationale, ainsi que régionalement par le « Green Deal » de la Commission européenne. La réduction des gaz à effet de serre (3 % des émissions mondiales) à court terme et la décarbonation à long terme sont des défis pour l’un des plus importants secteurs économiques mondiaux. L’innovation navale et énergétique est en cours, mais il n’existe pas encore de solution miracle pour déplacer des navires transportant jusqu’à 400 000 tonnes de marchandises. La globalisation économique n’est pas (encore) partie pour se réduire, mais l’un de ses vecteurs va, lui, devoir se verdir.
*Article paru dans le magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie n°68.