L’industrie du transport maritime émet 3 % des gaz à effet de serre (GES). Afin de contenir l’augmentation de la température, comme les autres secteurs, elle devra se décarboner. Comment ? Grâce à l’hydrogène vert.
La scène, qui se passe en Belgique, entre Anvers et Kruibeke, a été rapportée par la BBC, fin 2020. Un petit ferry navigue grâce à un carburant que beaucoup estiment être l’avenir. Ce carburant, testé sur l’Hydroville, petite embarcation de 16 passagers, est de l’hydrogène. L’Hydroville a été lancé en 2017. Il s’agit du premier navire de transport de passagers utilisant de l’hydrogène. Roy Campe, directeur de gestion au sein de CMB Tech, branche R&D de CMB qui possède l’Hydroville, explique : « Nous avons décidé de franchir le pas. Nous devions commencer à l’utiliser même s’il n’y avait pas encore de demande. Nous devions débuter à ce moment pour faire en sorte d’être capables de construire des bâtiments à faibles émissions dix ans plus tard. Ce n’est pas quelque chose d’instantané. »
Depuis, CMB a construit d’autres bateaux à hydrogène, dont un ferry pouvant transporter 80 passagers et destiné au marché japonais.
Diane Gilpin, fondatrice de Smart Green Shipping Alliance, souligne que les petits navires sont des terrains idéaux pour tester des technologies propres qui seront ensuite appliquées aux grands bâtiments de commerce. Le transport maritime émet 3 % des GES, ce qui est finalement peu, mais ces émissions pourraient grimper à 50 % d’ici à 2050, selon les projections de l’Organisation maritime internationale.
En 2018, plusieurs gouvernements ont plaidé pour une réduction des GES de moitié à l’horizon 2050, mais l’industrie est assez lente à mettre des mesures en place.
Faire avancer un énorme navire demande beaucoup d’énergie. Il y a de plus en plus de gros bâtiments qui sillonnent les mers alors que le commerce international ne cesse de croître. Pour réduire les émissions, plusieurs solutions existent : un meilleur design des navires, de nouvelles technologies pour capter le vent, la réduction de la vitesse pour économiser le carburant ou encore un moindre emport de marchandises sur les bateaux.
Le programme hydrogène de CMB n’est qu’un exemple parmi d’autres. De nombreuses entreprises testent la manière dont l’hydrogène, et d’autres carburants produits à partir de l’hydrogène, comme l’ammoniaque et le méthanol, pourraient être utilisés comme carburants bas carbone pour l’industrie du transport maritime du futur. Ces carburants, dits « synthétiques », sont prometteurs, car ils sont produits grâce à de l’électricité propre, c’est-à-dire elle-même produite par panneaux solaires ou éoliennes, mais aussi, car ils sont brûlés sans émettre de GES.
C’est notamment le cas de Maersk, plus grande entreprise de transport maritime du monde, qui a annoncé en 2018 son intention de se lancer dans des opérations sans carbone dès 2050 (et de réduire ses émissions de 60 % dès 2030). D’autres compagnies lui ont emboîté le pas, comme Mediterranean Shipping Company et CMA CGM, sociétés qui investissent massivement dans des technologies neutres en carbone.
Les engagements du secteur privé sont encouragés (ou forcés) par ceux pris par les gouvernements. En décembre 2019, l’Union européenne s’était engagée à étendre le système d’échange d’émissions au transport maritime. Cela devrait entrer en vigueur en 2022. Aux États-Unis, le plan climat du président Biden devait mener à un accord international pour réduire les émissions globales du transport maritime.
Pourquoi l’hydrogène ?
L’hydrogène n’est pas la seule alternative dans les carburants. Les biocarburants, produits à partir de déchets agricoles par exemple, en sont d’autres. En revanche, l’essentiel de leur production, qui est limitée, sert dans d’autres secteurs. Reste qu’en 2019, Maersk a fait voyager un navire neutre en carbone entre Rotterdam et Shanghai, aller-retour, avec 20 % de biocarburant.
Les batteries rechargeables utilisant de l’électricité renouvelable pourraient également être une option intéressante. En revanche, elles ne sont pas assez puissantes pour alimenter en énergie de très gros navires traversant les océans.
Il reste donc l’hydrogène et les autres carburants synthétiques. Une étude publiée par le Global Maritime Forum en mars 2021 examinait 106 projets « zéro émission » destinés au transport maritime. La moitié de ces projets concernait l’hydrogène, le décrivant comme source de carburant bas carbone. Cette énergie bénéficie en outre d’un énorme avantage : il est facile d’adapter les navires aux piles à combustible. Ainsi, l’hydrogène pourrait remplacer les carburants actuels dans 43 % des voyages entre les États-Unis et la Chine sans aucun changement, et dans 99 % des voyages avec des changements mineurs, dans les opérations ou les capacités du moteur.
Mais d’autres voies sont explorées. La société britannique Steamology, par exemple, n’utilise pas de pile à combustible ni le système d’électrolyse. L’hydrogène est brûlé avec de l’oxygène pur. Cela actionne une turbine qui génère de l’électricité. Cette technologie est déjà testée sur les trains et elle dispose d’un fort potentiel pour le transport maritime.
Reste que l’essentiel de l’hydrogène est produit avec des énergies fossiles. En fait, 6 % de la production mondiale de gaz naturel et 2 % de la production mondiale du charbon servent à produire de l’hydrogène. Celui-ci est utilisé pour le transport maritime qui tient effectivement son objectif « zéro émission », mais sans pour autant être bas carbone. En fait, 95 % des 70 millions de tonnes d’hydrogène produites par an sont de l’hydrogène dit « gris ». Chaque kilo d’hydrogène fabriqué produit 10 kg de CO2.
L’hydrogène dit « bleu » est produit avec la technologie « carbon capture, utilization and storage » (CCUS : captation, utilisation et stockage du carbone). De ce fait, 50 à 90 % des émissions de CO2 sont captées, soit 5 à 9 kg de CO2 par kilo d’hydrogène produit.
L’hydrogène peut également être produit sans énergie fossile, en utilisant des énergies renouvelables avec le procédé d’électrolyse. C’est l’hydrogène « vert ». Ce procédé est cher et seulement 0,1 % de l’hydrogène est produit de cette façon. « L’hydrogène vert peut vraiment être sans émission tout au long de son cycle, c’est-à-dire de l’extraction du carburant jusqu’à sa combustion, en passant par sa production », indique Marie Hubatova, experte dans le transport maritime au sein de l’Environmental Defence Fund.
Le problème aujourd’hui est la disponibilité de l’hydrogène vert. Xiaoli Mao, chercheur à l’International Council Clean Transportation, indique que les producteurs de carburant « attendent qu’il y ait une demande avant d’investir dans la production d’hydrogène vert, aussi, on est face au problème de “l’œuf ou la poule”, à savoir qui du transport maritime ou des producteurs de carburant développera sa technologie en premier ».
De son côté, CMB, en construisant ses propres stations d’avitaillement en hydrogène pour ses voitures, autobus et navires, fait office de pionnier. Ces stations produiront de l’hydrogène par électrolyse. Roy Campe souligne que l’objectif est aussi de montrer qu’il y a un véritable projet d’affaires autour de l’hydrogène vert produit par électrolyse. Créer la demande, en somme.
Les avantages et les défis pour le transport maritime
Près de 70 millions de tonnes d’hydrogène sont produites chaque année pour un usage industriel à travers le monde. À eux seuls, les États-Unis en produisent 10 millions de tonnes. Le marché de l’hydrogène doit normalement croître, car les entreprises privées et les États cherchent à augmenter les capacités de production. Il y a une très forte demande d’énergie propre. L’Allemagne, par exemple, espère développer des électrolyseurs pour hydrogène vert à usage domestique d’une capacité de 10 gigawatts d’ici à 2040.
D’autre part, l’hydrogène peut être stocké en grandes quantités sur de longues périodes. C’est très avantageux pour le secteur du transport en général et celui du transport maritime en particulier.
L’hydrogène bleu et l’hydrogène vert sont prometteurs pour le transport maritime et la réduction des GES. De plus, les piles à combustible sont relativement silencieuses, limitant ainsi la pollution sonore, et ne relâchent dans l’air que de la vapeur d’eau et de l’oxygène.
Concernant les défis, le plus gros est d’ordre financier. L’hydrogène gris coûte de 1 à 2 dollars le kilo, ce qui est raisonnable et donc compétitif. En revanche, ce type d’hydrogène ne permet pas de réduire drastiquement les émissions de GES. L’hydrogène bleu est 30 à 80 % plus cher que le gris, mais le vert coûte quatre fois plus que le gris. Néanmoins, le prix de l’hydrogène bleu ou vert au détail devrait baisser en même temps que celui de l’électricité renouvelable. Les gouvernements doivent promouvoir et favoriser les investissements privés dans l’hydrogène vert et ses technologies, et développer les infrastructures pour l’avitaillement et le transport de l’hydrogène bleu et de l’hydrogène vert afin de les rendre plus compétitifs par rapport au gris.
Malgré le défi de son coût, l’hydrogène est assurément l’option la plus prometteuse pour le transport maritime. Beaucoup d’entreprises leaders dans ce secteur, mais aussi dans celui de l’énergie, l’ont bien compris et ont commencé à investir en R&D pour réduire les coûts de production et explorer les tendances et les évolutions. Néanmoins, il est évident que les gouvernements devront soutenir massivement la filière pour réduire de manière significative le coût très élevé de l’hydrogène vert et le rendre aussi compétitif que les carburants traditionnels.
En 2020, une étude commandée par l’International Council on Clean Transportation avait déterminé que le coût de production de l’hydrogène vert pouvait être divisé par deux d’ici à 2050 aux États-Unis et en Europe grâce à des avantages financiers permettant de promouvoir la R&D. De même, une taxe carbone de 50 dollars par tonne de CO2 permettrait à l’hydrogène bleu d’être plus compétitif que le gris.
Déjà, la nouvelle réglementation de l’Organisation maritime internationale entrée en vigueur en 2020 et fixant le taux de soufre dans le carburant à 0,5 % (contre 3,5 % auparavant) a poussé les compagnies à explorer cette option hydrogène. L’étude du Global Maritime Forum a montré que les projets pilotes concernant l’hydrogène ont triplé entre 2019 et 2021. Certaines compagnies ont amélioré leur propre régulation d’émissions, comme l’ensemble des compagnies opérant des ferries dans les fjords de Norvège, qui ont décidé d’être zéro émission dès 2026.
Maersk et les porte-conteneurs au méthanol Les futurs porte-conteneurs de 16 000 EVP (équivalents vingt pieds) seront donc propulsés au méthanol vert, mais aussi au fioul à faible teneur en soufre (moins de 0,5 %). Les bâtiments ont été commandés en août 2021 au constructeur sud-coréen Hyundai Heavy Industries (HHI), pour des livraisons prévues en 2023 et 2024. Les navires seront longs de 350 mètres et larges de 53,3 mètres, avec 21 rangées de conteneurs. Grâce à un volume plus important que les anciens et 15 282 EVP, ils auront de l’espace supplémentaire pour une travée de conteneurs de plus. La propulsion au méthanol a été développée par le consortium industriel composé de MAN ES, de Hyundai et d’Alfa Laval. Afin de ne pas perdre d’espace pour les cargaisons, la passerelle et les zones de logement ont été déplacées à l’avant du bâtiment et les gaz d’échappement du moteur sont évacués par l’arrière, à bâbord, via un entonnoir asymétrique. Cette nouvelle série de navires battra pavillon danois et sera classée par l’American Bureau of Shipping (ABS). Pour financer ce projet, Maersk a émis une première obligation verte de 564 millions d’euros sur dix ans. La société anticipe un bénéfice avant intérêts et impôts de près de 20 milliards de dollars. Maersk est par ailleurs devenue actionnaire de la start-up WasteFuel qui produit des carburants verts et notamment du biométhanol. Reste la question de l’approvisionnement. La production de méthanol vert à partir d’hydrogène vert et de CO2 capté est très chère. Maersk anticipe un coût du méthanol vert égal à celui du carburant conventionnel, soit 2 000 dollars la tonne en considérant que deux tonnes de méthanol équivalent à une tonne de fioul à 3,5 % de teneur en soufre. |