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« Les biogaz impliquent une évolution majeure de nos réseaux »

Biogaz Magazine. Vous venez d’être reconduit pour quatre ans à la direction générale de GRTgaz où vous avez engagé une transition vers les biogaz. Pourriez-vous nous préciser les axes de votre stratégie pour aller vers un mix gazier neutre en carbone en 2050 ?

Thierry Trouvé. La transition énergétique de notre pays passe nécessairement par le recours à plusieurs leviers pour décarboner l’économie. Même si tout le monde s’accorde sur le fait qu’une électrification plus importante des usages est attendue, il ne serait pas raisonnable de parier sur une seule solution. Pour concilier sécurité d’approvisionnement et transition écologique économiquement abordable, les gaz ont une place incontournable. Sur le plan européen, le gaz naturel est la solution qui s’impose dans certains États pour permettre la diminution de l’usage de centrales à charbon. Corollairement à cette vision, pour contribuer à un avenir énergétique neutre en carbone, le gaz doit se verdir progressivement avec l’objectif d’éradiquer le gaz fossile à l’horizon 2050. Je précise également que des techniques de neutralisation du CO2 du gaz fossile, encore en développement, pourraient aussi permettre de garder une part de gaz naturel ainsi « neutralisé ». Cependant, sur le chemin de ce mix gazier compatible avec les Accords de Paris à l’horizon 2050, nous aurons également diminué notre consommation de gaz d’un tiers environ (300 TWh contre 450 TWh aujourd’hui), via notamment les économies d’énergie dans les bâtiments. La consommation française résiduelle pourrait ainsi se décomposer en trois tiers : une production issue de la méthanisation, une autre part issue des techniques de pyrogazéification et de gazéification thermale, et un dernier tiers provenant de l’hydrogène.

Vous évoquez une transition économiquement abordable, qu’en est-il exactement ?

Du fait de l’augmentation du nombre de projets, on peut espérer une baisse significative des coûts de méthanisation. Concernant la production d’hydrogène, l’électrolyse/hydrolyse est une piste intéressante à condition d’utiliser de l’électricité décarbonée. Avec la massification du photovoltaïque, nous arrivons maintenant à des coûts de l’ordre de 15 €/MWh d’électricité renouvelable. La méthanation est une autre technique qui aura sa place, mais que je vois plutôt comme non prépondérante en volume. En effet, elle a un coût en CAPEX non négligeable et un inconvénient : on remet du carbone dans une énergie décarbonée. Nous arriverons peut-être plus vite à produire de l’hydrogène avec le couplage des technologies de reforming méthane et de neutralisation de carbone (CCS). De nombreuses entreprises dans le secteur pétrolier et portuaire travaillent sur ces technologies de neutralité carbone.

Enfin, des recherches sont menées, par Gazprom en particulier, pour une production d’hydrogène par pyrolyse du gaz (par exemple, en passant le méthane dans des bains de métal fondu), permettant ainsi de récupérer du carbone solide utilisable dans d’autres industries, sans émettre de CO2. Il conviendrait aussi de ne pas oublier les bénéfices « sociétaux » des gaz renouvelables, car ils apportent des solutions en termes d’emploi local, d’économie circulaire, de traitement des déchets, de bénéfices pour l’agriculture et de capacité de régulation du système énergétique. Ces externalités positives mises en face d’externalités négatives des énergies fossiles (dépendance d’approvisionnement, émission de CO2, économie non locale et déficit budgétaire) font pencher le coût sociétal global (différent du seul coût de production) du côté des gaz renouvelables.

Reste à savoir comment peut s’intégrer la molécule d’hydrogène : production locale ou véritable réseau d’énergie à part entière ?

Aujourd’hui, la manière d’intégrer cette molécule dans le système énergétique n’est pas vraiment arrêtée. Plusieurs visions coexistent. Songez qu’à l’origine, la demande de gaz de ville fut d’abord assurée par une production très locale, avant de nécessiter le réseau de transport que l’on connaît aujourd’hui. Une des visions consiste donc en une série de production et usages locaux, à travers de petits électrolyseurs nourris par une production d’électricité renouvelable locale, desservant un ou quelques points d’approvisionnement pour véhicules ou un site industriel. Même s’il peut être nécessaire pour démarrer et permettre une desserte de sites isolées, ce seul modèle m’apparaît comme réducteur. Il ne permet pas la massification qui sera la seule manière de produire et d’acheminer plusieurs dizaines de térawattheures d’hydrogène à coût abordable. Une autre vision possible consiste à injecter de l’hydrogène en mélange avec le méthane dans les réseaux existants. Même si c’est techniquement possible, le fait de recombiner une molécule décarbonée avec une molécule carbonée n’a pas forcément de sens, si ce n’est dans un contexte particulier de production locale. La solution qui me semble devoir se dégager à terme consiste à mettre en place un réseau de transport d’hydrogène spécifique qui permettrait de combiner stockage à grande échelle, sécurité d’alimentation et diminution des coûts par massification. Ce sont des questions cruciales pour certains consommateurs industriels et pour la stabilité du système énergétique dans son ensemble. Un tel réseau, concentré au départ sur certaines zones de consommation pour desservir les industriels et la mobilité lourde (trains, ports, axes routiers principaux) pourrait se développer progressivement et donner naissance à des vallées de l’hydrogène reliées avec les infrastructures de nos voisins européens.

Comment allez-vous gérer cette évolution majeure, tant en volume qu’en nature, de votre infrastructure de transport de gaz ?

Effectivement, cette évolution soulève différentes questions, notamment sur la baisse significative et la nature des gaz transportés, sans compter qu’elle devrait s’accompagner d’un changement des flux du fait du passage d’une production centralisée à une production décentralisée. Afin d’ajuster nos installations au fil du temps à ce double effet baisse de consommation/production décentralisée, il y a plusieurs leviers d’action. Nous avons d’ores et déjà entrepris de mettre en place des stations de rebours pour accueillir les surplus d’une production locale non consommée sur les réseaux de distribution. Cette adaptation au changement de flux va se développer au fur et à mesure, avec un objectif de 100 rebours en France (il y en a trois à ce jour). En parallèle, nous serons sans doute amenés à diminuer le nombre de nos stations de compression, aujourd’hui présentes tous les 150 km et qui servent à « pousser » le gaz dans les canalisations. Côté « canalisations », la baisse des volumes consommés de gaz naturel doit aussi nous amener à nous interroger. Nous avons historiquement de nombreuses canalisations en parallèle qui permettent de gérer un grand volume tout en assurant une sécurité d’approvisionnement en cas de défaillance. La baisse des consommations devrait nous permettre de supprimer nombre de ces doublons. Ces réseaux pourraient tout naturellement trouver un usage pour le transport… d’hydrogène ! Cela impliquera la création d’un réseau spécifique à l’hydrogène, une véritable transition du réseau gazier. Les adaptations sont souvent assez simples et maîtrisées, certains aciers étant d’une qualité suffisante pour accueillir cette molécule, des revêtements intérieurs en résine pouvant être développés pour les autres. Les réseaux existants pourraient ainsi constituer, d’après nos premières estimations, jusqu’à deux tiers du réseau hydrogène à l’horizon 2040.

Vous pourriez ainsi limiter les coûts d’investissement
de la transition énergétique ?

En effet, que ce soit par électricité ou par gaz, il faudra toujours transporter l’énergie pour assurer la solidarité et la sécurité globale du système énergétique que des productions locales ne peuvent garantir. Or nous savons que le transport des molécules d’hydrogène par canalisation est deux à quatre fois moins coûteux que le transport d’énergie électrique équivalente par lignes haute tension. L’important est finalement que nous allons nous servir en majorité de notre infrastructure existante par conversion, ce qui permet de maîtriser les coûts. On sait que, pour augmenter les capacités des réseaux électriques, ce sont plus de 100 milliards d’euros d’investissement qui semblent nécessaires à l’horizon 2035. Tout cela pour dire qu’il me paraît urgent de réfléchir, avec tous les acteurs publics et privés, au système énergétique futur de manière globale en incluant les réseaux, avec en filigrane la sécurité énergétique, mais aussi l’optimisation économique. La Commission européenne planche déjà dans cette direction avec une stratégie d’intégration qui combine les vecteurs électrique, gaz et hydrogène. En France, ce n’est pas encore le cas, il faudra aussi une impulsion des pouvoirs publics. Le premier projet, MosaHYc, prévoit la conversion d’une canalisation de 70 km entre la Moselle, l’Allemagne et le Luxembourg. C’est la première pierre à l’édifice de la dorsale européenne hydrogène qui se dessine avec, à terme, une ramification vers la région Rhône-Alpes, autour de Marseille, puis un deuxième axe vers la frontière espagnole, Lacq et Paris et un troisième axe sur le nord-ouest, Normandie, Hauts-de-France et Pays-Bas. Si l’on sait se saisir de cette opportunité, le réseau français pourrait s’affirmer comme le nœud stratégique européen de cette dorsale, entre les pays du Sud et ceux du Nord. 

À propos de l'auteur

Thierry Trouvé

DG GRTgaz.

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