Le transport maritime est une constante de l’histoire humaine et chaque période a ses caractères propres. Notre époque est celle de la globalisation, une internationalisation où l’intégration des économies est de plus en plus forte. Comme outil de la mobilité des marchandises, le transport maritime connaît une croissance exceptionnelle qui ne se fait pas sans questions et parmi elles, comme ailleurs, celle de la Chine.
Le transport maritime à l’échelle du monde global
Il va sans dire que l’ère de la globalisation économique est un âge d’or pour le transport maritime. Naturellement, depuis le XVIe siècle, la planète a toujours été un vaste monde d’échanges. Cette échelle des échanges n’a jamais été telle qu’aujourd’hui, non plus que son corollaire qu’est le vecteur maritime. La croissance des échanges volumétriques et géographiques produit une augmentation sans précédent du transport maritime : plus de marchandises, plus de navires, plus de quais.
L’âge d’or du transport maritime
L’origine de tout cela est l’étalement planétaire des productions manufacturières. Les délocalisations ont nourri des flux de rapatriement maritimes vers les consommateurs occidentaux. Cette industrialisation impulsée par les compagnies américaines, européennes et japonaises est à l’origine des émergences économiques. De la croissance de ces économies, mais aussi de celles des producteurs de matières premières, sont nés de nouveaux échanges, la fourniture d’énergies comme de biens d’équipement et de consommation. Là encore, le transport maritime a trouvé des ressources de croissance.
Ainsi, l’ère de la globalisation économique est celle d’un transport maritime qui concerne tous les espaces mondiaux avec des flux en tous sens. Certes, l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie du Nord-Est dominent les destinations, mais le reste du monde est entré dans le maillage maritime de la planète. Les Suds ne sont plus seulement des extracteurs de matières premières et des marchés mineurs, ils ont leur propre valeur et méritent des investissements de modernisation portuaire importants.
Dans ce contexte, on comprend mieux l’échelle actuelle du transport maritime. En effet, en 2017, le volume international de marchandises échangées par voie de mer a atteint 11,5 milliards de tonnes (Mdt), soit le double d’il y a 20 ans, et 200 millions de conteneurs, le quadruple. Selon les statistiques officielles chinoises, les entrants et sortants internationaux par les ports seraient de 4 Mdt, faisant de la Chine la responsable d’un tiers de l’activité mondiale.
Dès lors, les statistiques chinoises sont ébouriffantes : 1 Mdt de fer, 600 millions de tonnes (Mt) de pétrole, 200 Mt de charbon pour les grands imports et 500 Mt de conteneurs échangés dans les deux sens. Ces chiffres sont le produit d’un mouvement historique dont l’origine provient de l’entrée chinoise dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de la transformation du pays en usines du monde. Ce don du monde à la Chine a produit la plus rapide transformation économique d’un pays. Ces formidables besoins ont été du pain bénit pour le transport maritime.
Dans les années 2000, l’émergence chinoise, mais aussi celle de nombreux pays, a créé une très forte demande de transport maritime. Or les flottes des différents marchés étaient le produit de 20 ans de croissance modérée des activités. La poussée de la demande a alors produit une telle pression que les marchés maritimes se sont envolés, créant une manne inespérée pour les armateurs. Il n’en fallait pas plus pour que naisse une sorte de bulle spéculative maritime. Les promesses de lendemains prometteurs et l’appât de gains faciles ont généré des commandes massives qui auraient pu avoir du sens sans la crise de 2008 et l’effondrement de l’économie mondiale.
Du point de vue maritime, le choc a été rapidement effacé en 2010, mais l’économie mondiale a brisé tout de même l’idée d’années de consommation effrénée à l’échelle de la planète. Ensuite, la crise européenne à partir de 2011 a montré de nouvelles difficultés, avec la récession des pays méditerranéens et l’atonie du reste du continent. Les industries maritimes n’avaient pas besoin des difficultés européennes.
Le plus ironique fut que la fin de la période de crise eut lieu dans un contexte peu favorable au secteur maritime. En effet, la période de relance à partir de 2015 se fit avec un ajustement euro/dollar défavorable aux importations européennes. Il ne fallait plus qu’ajouter le ralentissement de la croissance chinoise et l’effondrement du prix du pétrole affaiblissant les pays producteurs. Grossièrement, aucun des indicateurs économiques ne favorisait le transport maritime, mis à part des phénomènes spéculatifs pour le transport pétrolier.
Pour la filière maritime du conteneur, les années 2015 et 2016 se sont révélées comme des années de difficultés économiques. La croissance des flux mondiaux ne fut alors que de 2,5 %. Entre l’Extrême-Orient et l’Europe, les trafics connurent même une régression. Dans un même temps, la flotte conteneurisée continuait son élan. En 2015, elle bondit encore de 9 %. Les grands armateurs étaient alors lancés dans une course à la capacité sous le signe des géants des mers livrés par les chantiers coréens.
D’année en année, les porte-conteneurs ont gagné en taille, pour atteindre en 2017 la taille de 20 000 EVP (équivalents vingt pieds). Destinés aux services entre l’Asie et l’Europe, ces maxi-porte-conteneurs sont le gage d’économies d’échelle (maximisation de l’emport pour des coûts légèrement supérieurs à celui de navires deux fois moins grands). Ils sont aussi le témoignage d’une lutte concurrentielle que mènent les plus grands armateurs face aux acteurs plus petits et moins capables d’engager ce type de commandes. Le gigantisme est un outil de la compétition du conteneur.
Un panorama du conteneur chamboulé
Une forte concurrence, des investissements de plus en plus lourds et une faible croissance des flux ont provoqué en 2016 une vraie crise du secteur du conteneur. Les acteurs les plus faibles étaient certes fragilisés, mais les menaces directes paraissaient éloignées. Il semblait que les grandes compagnies de la conteneurisation étaient des outils économiques et représentaient une valeur économique, mais aussi symbolique, un peu comme l’aviation civile de la plupart des pays. En 2012, le land de Hambourg avait sauvé Hapag Lloyd, comme l’État français était entré au capital de CMA-CGM.
Pourtant, en 2016, les choses ont changé. Tout d’abord, le gouvernement de Singapour a annoncé la vente d’APL NOL, la compagnie nationale (agrandie d’une acquisition américaine), qui perdait beaucoup d’argent depuis plusieurs années. Cette compagnie d’essence publique a donc été vendue à CMA-CGM, qui gagna alors un atout maître dans la concurrence.
Dans cette concurrence, le numéro un chinois Cosco affichait alors des difficultés majeures et Pékin n’a pas hésité à son tour à sacrifier l’autre grand opérateur national, CSCL. Ainsi s’est constitué un géant national, mais la Chine perdait aussi une certaine diversification. Renforcé, Cosco Shipping poursuit son élan avec le rachat en cours de l’armateur familial de Hong Kong, OOCL, avec l’accord et les prêts du pouvoir chinois (1).
À l’autre bout du continent, les intérêts étatiques du golfe Persique ont accepté la fusion de UASC avec Hapag Lloyd, créant ainsi le cinquième opérateur mondial. Paradoxalement, ce renforcement se fit en même temps que la perte d’autonomie de l’autre armateur de Hambourg, Hamburg Süd, vendu par ses propriétaires privés au numéro un mondial, le géant danois Maersk.
Du côté japonais, trois des keiretsu (2) sont impliqués dans le transport maritime. La puissante et insulaire économie japonaise s’est construit un puissant secteur aux services des énormes besoins d’importation et d’exportations du pays. Là encore, la crise a obligé à des changements. Pour le monde maritime japonais, c’est une petite révolution avec un nouvel opérateur dans le conteneur, ONE, une joint-venture entre NYK, MOL et K Line.
Désormais, les regards se tournent vers Taïwan, où se trouvent encore deux armateurs majeurs, Evergreen et Yang Ming. Si le premier est d’essence privée, le second a une origine publique et 30 % de son capital le sont encore. L’armement y est lui aussi en difficulté et le gouvernement de Taipei devra sans doute faire des choix.
Au tableau ne manque que la faillite du principal armateur coréen, Hanjin Shipping. Intégrée dans le chaebol (3) du même nom, la compagnie a été sacrifiée, notamment pour ne pas contaminer financièrement l’autre joyau du groupe, la compagnie aérienne Korean Air. En aucun cas, le gouvernement de Séoul n’a essayé de sauver l’armement et, désormais, c’est Hyundai Merchant Marine qui illustre la conteneurisation coréenne dans le cadre d’un chaebol bien plus solide que ne l’était celui de Hanjin.
La conclusion de ce grand mouvement est la consolidation du secteur conteneurisé entre neuf acteurs majeurs, contre dix-huit auparavant. Il est normal qu’une activité économiquement en difficulté nourrisse une forme d’écrémage des plus faibles. La consolidation, réduisant l’offre concurrentielle, est le produit naturel des temps difficiles. Ce phénomène de 2016–2017 avait été précédé d’une forme de rationalisation plus réduite avec des regroupements techniques entre opérateurs pour concentrer les lignes (sans accord tarifaire néanmoins).
Les alliances entre armateurs organisées en 2015 se sont vu complètement remises en cause par le mouvement des fusions et acquisitions. Le nouveau panorama se compose de trois alliances. La première associe les deux premiers opérateurs, le danois Maersk et l’italo-suisse MSC, soit deux traditions maritimes européennes, scandinaves et latines, mais de la même trempe familiale. La seconde alliance regroupe le français CMA-CGM avec Cosco de Chine populaire, Evergreen de Taïwan et OOCL de Hong Kong. La troisième alliance regroupe l’allemand Hapag Lloyd, le japonais One et le taïwanais Yang Ming.
Le monde de la conteneurisation est ainsi une affaire d’armateurs européens et asiatiques. Le champ du maritime a été abandonné par les États-Unis et aucun pays émergent ne pèse dans ce domaine. Au-delà du conteneur, le tissu maritime mondial est dominé par le poids des sociétés d’Europe de l’Ouest et d’Extrême-Orient. Chacun des deux ensembles contrôle économiquement environ 40 % de la flotte mondiale.
Le transport maritime européen est aujourd’hui dans une très large mesure contrôlé par des armateurs familiaux en Scandinavie, en Allemagne comme en Europe du Sud (dominé par la Grèce). Ce modèle existe en Asie, essentiellement dans les places maritimes de Singapour et de Hong Kong. Ailleurs dominent de grands conglomérats publics, comme en Chine et en Inde, et privés, comme au Japon et en Corée. À ce panorama, il faut ajouter les compagnies dans la mouvance des extracteurs d’hydrocarbures (Russie, Brésil, golfe Persique, Malaisie). Ainsi, un tissu étroit de pays est impliqué dans le transport maritime, mais un retient l’attention : la Chine.
(*) Article publié dans Ecologistics n° 01, avril 2019 et Les Grand Dossiers de Diplomatie n0 46, Areion Group, Août-Septembre 2018.
Notes
(1) NdlR : Le 10 juillet 2017, le groupe Cosco a annoncé le rachat de son concurrent hongkongais OOIL (Orient Overseas International) – dont OOCL est une filiale –, devenant ainsi le numéro trois mondial des armateurs, devant le français CMA-CGM.
(2) NdlR : groupement d’entreprises de domaines variés, entretenant entre elles des participations croisées.
(3) NdlR : équivalent coréen du keiretsu japonais.
Photo ci-dessus : Le CMA-CGM Antoine de Saint-Exupéry, nouveau navire amiral de l’armateur français, à quai à Hambourg. Après avoir intégré le singapourien NOL, acquis en 2016, le groupe français, numéro trois mondial du transport maritime en 2017, a publié un chiffre d’affaires record, en progression de 32,1 % sur un an. Aujourd’hui, le groupe ambitionne de devenir plus qu’un groupe de transport et de maîtriser toute la chaîne logistique afin de proposer des « solutions de bout en bout ». (© Shutterstock/foto-select)