Green Innovation. Votre ouvrage part du constat que l’humanité est entrée dans une nouvelle ère géologique aux conséquences géopolitiques majeures : l’Anthropocène. Pouvez-vous nous expliquer cette notion et ce qu’elle induit pour nos sociétés ?
Jean-Michel Valantin. La notion d’« Anthropocène », qui apparaît pour la première fois comme telle en 2002, renvoie à l’idée que l’ère géologique contemporaine est largement déterminée par le fait que l’humanité est devenue la principale force géophysique sur Terre, au point d’avoir fait émerger sa propre couche géologique au XXe siècle, par le biais des retombées de poussières nucléaires qui suivent les centaines d’essais nucléaires ayant eu lieu depuis 1945. La notion d’Anthropocène n’implique nullement une quelconque « domination » de la planète par le genre humain. Bien au contraire, cette notion met en évidence la façon dont nous altérons nos conditions de vie les plus fondamentales, à savoir l’atmosphère, l’océan, les sols, la biodiversité, le cycle de l’eau et leurs systèmes d’interactions. Le changement climatique, la hausse du niveau de l’océan, la crise de la biodiversité sont autant de signaux de l’Anthropocène.
Les conséquences géopolitiques de l’Anthropocène sont-elles déjà clairement visibles ?
Non seulement elles sont visibles, sous la forme, par exemple, de la multiplication des événements climatiques tels que les incendies – je pense au gigantesque incendie « Thomas » qui a dévasté la Californie pendant 40 jours en décembre-janvier 2017–2018 –, mais nous sommes arrivés au moment où les manifestations de l’Anthropocène, comme le changement climatique, sont en train de profondément modifier la répartition internationale de la puissance. Ainsi, le réchauffement rapide de l’Arctique permet à la Russie de lancer une gigantesque politique d’aménagement territorial du nord de la Sibérie, par l’ouverture de la route maritime commerciale du passage du Nord-Est, aussi appelée « route maritime du Nord », tout en commençant l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers et gaziers, comme le projet Yamal LNG. D’autres régions comme, en Asie du Sud, le Pakistan, l’Inde, le Bangladesh, commencent à être pris en étau par la montée du niveau des eaux, l’accélération de la fonte des glaciers himalayens qui sont les « réservoirs » des grands fleuves de la région, comme l’Indus, les vagues de sécheresse qui mettent en péril les mégapoles. Ces conditions entraînent de nouvelles tensions entre ces pays, alors qu’ils sont déjà historiquement installés dans des relations tendues, voire conflictuelles.
Vous évoquez la prise en compte de nouvelles contingences géopolitiques liées au dérèglement climatique par plusieurs grandes puissances, notamment les États-Unis, la Russie et la Chine. Ces pays ont-ils la même approche face aux bouleversements à venir ?
Le rapport politique et stratégique au changement climatique de chacune de ces trois grandes puissances induit des réalignements majeurs. La Russie s’est lancée dans une stratégie d’adaptation au changement climatique qui vise à faire de cette menace planétaire un atout stratégique, en renouvelant son statut de grande puissance productrice de pétrole et de gaz, en particulier dans la zone arctique. Ce renouvellement en cours de ses réserves énergétiques permet à la Russie de devenir un partenaire fondamental de la Chine afin de soutenir la transition énergétique de celle-ci. Les autorités chinoises ont parfaitement saisi la nécessité de passer du « tout charbon » au mix énergétique, ce qui se traduit par des contrats gaziers historiques avec la Russie. En d’autres termes, la Russie et la Chine font de leurs interdépendances et de leur géographie un atout stratégique réciproque. En revanche, du fait de leur géographie, les États-Unis prennent de plein fouet les effets du changement climatique, qui sont aggravés par l’état très préoccupant des grandes infrastructures américaines (autoroutes, ponts, barrages, système électrique…), et ce au moment où l’administration du président Trump s’installe dans une posture climatosceptique revendiquée.
Les forces armées américaines ont engagé depuis une quinzaine d’années une démarche de développement durable. En quoi consiste-t-elle précisément ? L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche a‑t-elle affecté cette dynamique ? Existe-t-il d’autres forces armées dans le monde qui soient aussi avancées sur ces questions ?
L’armée américaine a commencé à s’approprier les enjeux du changement climatique dès la fin des années 1990. Cette question n’a fait que monter en puissance, en particulier depuis la destruction de La Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrina en 2005. Dans la même dynamique, les forces américaines ont découvert l’intérêt de l’utilisation des énergies renouvelables et des démarches de développement durable lors de l’occupation de l’Irak de 2003 à 2010, car le recours au photovoltaïque et à une gestion raisonnée des ressources des bases militaires a permis de réduire le nombre de convois de ravitaillement et, ainsi, d’occasions d’embuscades par les différentes guérillas actives en Irak. Cette dynamique n’est nullement remise en question. On peut citer le général James Mattis, ancien chef d’état-major des Marines lors de l’assaut sur l’Irak en 2003, déclarant lors de son audition devant le Sénat américain pour devenir secrétaire à la Défense de Donald Trump : « Je suis d’accord pour dire que les effets du changement climatique, tels que l’accroissement de l’accès à l’Arctique, la hausse du niveau de la mer, la désertification, parmi d’autres, ont des conséquences sur notre sécurité ». Malgré les pressions de l’administration du président Trump, cette posture militaire ne change pas, au point que l’absence du terme « changement climatique » dans la nouvelle Stratégie américaine de sécurité nationale a amené le numéro deux du Pentagone à préciser qu’il ne fallait y voir que l’absence d’un terme dans un document.
L’Europe a‑t-elle pris la mesure des conséquences géopolitiques du réchauffement climatique ?
L’Union européenne est particulièrement engagée dans la mobilisation pour l’atténuation du changement climatique et joue un rôle très important dans le soutien à la recherche et dans la prise de conscience collective des enjeux, même si les États membres peuvent avoir des positions contrastées. Malgré cela, l’Union européenne est l’un des lieux importants de réflexion sur les modes d’atténuation.
Les « réfugiés climatiques » constitueront dans les prochaines décennies un facteur de crise géopolitique majeur. Quelles sont les principales populations menacées ? Ce phénomène ne risque-t-il pas d’exacerber les poussées nationalistes et xénophobes dans les pays d’accueil ?
L’ONU, le Groupe international d’experts sur le changement climatique (GIEC) et l’Organisation internationale des migrations estiment que les années et les décennies qui viennent risquent d’être marquées par des migrations « climatiques » qui pourraient concerner entre 250 millions et 1,5 milliard de personnes. Ces migrations ont commencé à être déclenchées par l’interaction des effets du changement climatique sur des systèmes agricoles fragiles et sur le cycle de l’eau, dont dépendent des populations entières, des infrastructures et des États fragiles. Dans la mesure où, aujourd’hui, la population mondiale est très majoritairement sédentaire et en cours d’urbanisation rapide, cette émergence de flux massifs de population à l’échelle internationale pourrait représenter un facteur de déstabilisation géopolitique majeur, à moins que des mesures politiques très innovantes et à grande échelle ne soient prises.
Des chercheurs américains ont montré que, depuis le Moyen Âge, les principaux conflits en Afrique orientale coïncidaient avec des périodes de sécheresse. Est-ce à dire que les décennies à venir seront marquées par un regain de tensions et de conflits dans les pays concernés ?
Ces recherches, très intéressantes, en croisent d’autres, comme celles de Geoffrey Parker sur le lien entre le « petit âge glaciaire », les pics de mortalité, les difficultés agricoles et les guerres au XVIIe siècle. Les conflits, comme le rappelait le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz en établissant que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », ne sont pas déclenchés par les conditions environnementales, mais peuvent être une réponse aux effets de celles-ci sur les conditions de vie des sociétés. Cependant, les menaces à grande échelle peuvent être des facteurs de conflit comme de coopération, comme ce fut le cas pendant la guerre froide afin de prévenir la guerre nucléaire ente le bloc soviétique et le bloc atlantique. L’Anthropocène peut aussi inciter les États et les différents types d’organisations à privilégier la coopération face à la menace planétaire, ne serait-ce que parce qu’il n’y a nulle part où aller.
Entretien réalisé par Alexis Bautzmann
Pour aller plus loin :
Jean-Michel Valantin, Géopolitique d’une planète déréglée. Le choc de l’Anthropocène, Le Seuil, Paris, 2017 (336 pages, 14,99 €).