GREEN INNOVATION : Les eurodéputés du groupe des Verts/Alliance libre européenne s’opposent systématiquement à l’exploitation du gaz de schiste et souhaitent que les techniques de fracturation hydraulique soient interdites. Quels sont concrètement les dangers que fait courir l’utilisation de ces procédés d’extraction sur l’environnement ?
Eva JOLY : Ces dangers sont connus de tous. Regardez aux États-Unis ou en Pologne. Alors que l’extraction à tout va du gaz de schiste se révèle de plus en plus être une bulle spéculative du lobby pétrolier alimentée par la désinformation, alors que le mirage polonais commence à s’estomper, c’est un paysage de désolation qui remplace le ballet incessant de milliers de camions-citernes. Les sols et les écosystèmes sont durablement contaminés. D’après les études réalisées par les scientifiques de The Nature Conservancy, de quatre à cinq hectares de biodiversité seraient détruits autour de chaque site d’exploitation. L’air est, quant à lui, pollué par les rejets de quelques-uns des 500 produits chimiques qui permettent la fracturation. L’eau, et plus particulièrement les nappes phréatiques, sont menacées par la remontée incontrôlée de ce cocktail toxique. Tout cela, dans la plus grande opacité. Difficile de dire combien de décennies il faudra, avant que la vie ne revienne dans les principales zones d’exploitation. Difficile enfin d’anticiper l’impact que cette extraction aura sur la santé humaine.
GREEN INNOVATION : Néanmoins, de telles ressources ne permettraient-elles pas, à court terme, d’envisager plus sereinement (et peut-être avec davantage d’investissements financiers) la transition énergétique et le développement d’énergies durables et compétitives ?
Eva JOLY : Non. Les enjeux, immenses, doivent être énoncés clairement. Le premier d’entre eux, celui qui nous oblige tous, est cette lutte sans relâche que nous devons mener contre le dérèglement climatique. D’après le GIEC (Groupe d’experts intergouvernementaux sur l’évolution du climat), les températures du globe pourraient augmenter de 1,4°C à 5,8°C, selon que l’on prendra le problème à bras le corps ou non. Les conséquences d’un tel réchauffement – de la raréfaction de l’eau potable à la hausse du niveau des mers, en passant par la disparition entière d’écosystèmes, entraînant le déplacement de millions de réfugiés climatiques – auront un impact terrible sur le fragile équilibre politique de notre planète.
Et, disons-le tout de suite, l’exploitation des gaz de schiste, au-delà du désastre environnemental, est un prolongement inconséquent du « tout fossile ». Alors qu’il est urgent d’engager la révolution énergétique – une sorte de troisième révolution industrielle basée sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique –, le lobby pétrolier nous encourage à maintenir sous perfusion un modèle qui nous a conduits au pied du mur.
La fin programmée des ressources fossiles à court ou moyen terme était une contrainte salutaire, qui rendait inéluctable le basculement vers les énergies renouvelables et les économies d’énergie. Avec les gaz de schiste, nous sommes sur un terrain de lutte où s’affrontent encore un vieux monde prédateur en quête d’un dernier sursaut et une aspiration citoyenne à oser une nouvelle voie vers un futur viable. À mon sens, le combat qui s’engage pour les écologistes et citoyens anti-gaz de schiste est comparable, et sera tout aussi fondateur, que celui initié contre le nucléaire depuis quarante ans.
Et ce n’est pas tout. Depuis des années, l’Europe consacre moins d’argent à la recherche que ses partenaires étrangers. Pourtant, je suis convaincue que l’Europe peut prendre le leadership dans le secteur des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique. Encore faut-il que l’argent public et privé destiné à la recherche aille vers cet objectif et non vers l’extraction de gaz de schiste. La situation budgétaire nous impose de faire le bon choix.
GREEN INNOVATION : Les importantes réserves naturelles de gaz de schiste en Europe (notamment en France, Pologne, Hongrie, Roumanie et Grande-Bretagne) permettraient selon certaines études de doubler les quantités de gaz extractibles sur le vieux continent. Cette manne énergétique pourrait permettre à l’Union européenne de s’affranchir du gaz russe, dont elle dépend largement, tout en créant des emplois. Croyez-vous à la viabilité économique de l’exploitation de ce gaz en termes de relance industrielle ?
Eva JOLY : Les États-Unis ne sont pas l’Europe et les marchés de gaz de schiste sont très différents d’un côté à l’autre de l’Atlantique. Une étude réalisée en décembre 2010 par l’Oxford Institute for Energy Studies démontre que le coût d’exploitation et de développement des gaz non conventionnels serait deux à trois fois plus élevé en Europe qu’aux États-Unis. Dans le meilleur des scénarios, pour des raisons géologiques et juridiques, le prix serait proche du gaz russe importé et supérieur au prix des gaz provenant d’Afrique et du Moyen-Orient.
Ce n’est pas tout. Le soi-disant miracle économique américain commence à révéler ses secrets. Surestimation des réserves, endettement massif, bulle spéculative, www.adobe.fr sont les nouvelles expressions à la mode dans le monde de l’extraction. C’est bien la viabilité de la filière qui est remise en question. L’une des toutes premières entreprises avoir fait le pari des gaz de schiste, Chesapeake Energy, écrasée par le poids de son endettement, a dû revendre pour près de sept milliards d’actifs. En juin 2012, le patron d’Exxon Mobil allait jusqu’à dire en public que sa compagnie ne gagnait plus d’argent, que tout était dans le rouge.
Comment expliquer de telles situations ? La surestimation des réserves de gaz de schiste a permis aux entreprises extractrices de lever des fonds de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Mais les puits ont une très faible durée de vie et sont finalement peu rentables, obligeant ainsi à aller creuser de nouveaux puits pour maintenir l’illusion de la profitabilité. Finalement, ce système a une limite : la réalité. Aux États-Unis, les études de rentabilité réalisées par les industriels ont été faites sur la base d’un prix du gaz qui était à plus de six dollars par million de BTU (British Thermal Unit). Aujourd’hui, au regard du volume de gaz injecté sur le marché aux États-Unis, le prix a mécaniquement baissé autour de trois dollars, et la rentabilité n’est plus au rendez-vous. Et lorsque la production s’écroule, les exploitants se retrouvent écrasés sous le poids de la dette. Les voix s’élèvent, bien au-delà de celles des écologistes, pour dire à quel point la désillusion risque de faire mal, et pas uniquement à l’économie américaine. Nous faisons face à un vrai problème de modèle économique.
GREEN INNOVATION : Malgré un impact environnemental très incertain, la production du gaz et de pétrole de schiste a pris une telle ampleur, notamment aux États-Unis, qu’elle pourrait remodeler en profondeur la nature de certaines relations géoéconomiques et géostratégiques. Et cela, notamment envers des pays peu ou pas démocratiques (Russie, pays du golfe Arabo-Persique, etc.) auxquels la plupart des pays occidentaux sont liés par obligation, plus que par envie. Ne pensez-vous pas que dans ce contexte, une plus grande indépendance énergétique à l’encontre de ces pays pourrait favoriser une politique étrangère occidentale plus ferme en matière de respect des droits de l’Homme vis-à-vis de certains de ces États ?
Eva JOLY : Tout d’abord l’impact environnemental n’est pas « incertain » comme vous dites. Il est désastreux. Ensuite, vous me posez deux questions. La seconde concerne l’indépendance énergétique et son impact sur les politiques européennes en matière de droits de l’Homme. Celui-ci peut être réel, même s’il n’est pas supportable de soumettre notre défense des droits de l’Homme à notre dépendance énergétique ou à la vente de nos Rafale.
Votre première question, qui est plutôt une affirmation, consiste à dire que l’exploitation des gaz de schiste est la clé de l’indépendance énergétique. Je veux le dire à nouveau, ceci est un mirage alimenté par la désinformation. Autour des gaz de schiste se mène une bataille sans limites entre information et communication. Tous les arguments sont bons pour vendre aux Européens cette source d’énergie. Je n’ai pas oublié le voyage de presse organisé par Total l’été dernier et qui leur a valu un article dithyrambique dans un grand quotidien du soir. Je regrette ces méthodes partiales. Je le regrette d’autant plus que les armes sont inégales. Les écologistes n’ont que la force des convictions, quand les lobbies ont la force de l’argent et l’influence des cabinets de communication. Pourtant, l’exceptionnelle mobilisation citoyenne en 2010–2011 me laisse espérer que nous ne ferons pas collectivement le mauvais choix.
Sur le fond, le gaz est une énergie fossile et donc non renouvelable, l’idée d’indépendance énergétique est donc erronée. En effet, une politique énergétique se met en place sur plusieurs décennies. La seule voie possible pour une réelle indépendance énergétique est celle des économies d’énergie, de l’efficacité énergétique et du développement massif et rapide des énergies renouvelables. C’est la seule et unique manière de sortir du court-termisme et de penser une autre politique de civilisation.
GREEN INNOVATION : Le Parlement européen, pourtant très divisé sur la pertinence de l’exploitation de gaz de schiste, a rejeté son interdiction le 21 novembre 2012 et demandé un cadre réglementaire solide pour s’attaquer aux préoccupations environnementales. De même, la Commission européenne devrait présenter dans le courant de l’année 2013 un cadre réglementaire pour la gestion des risques liés à ce gaz. Jugez-vous ces décisions satisfaisantes et rassurantes ?
Eva JOLY : La bataille qui se mène au sein des institutions européennes est essentielle. Vous faites référence au vote de deux rapports d’initiatives par le Parlement européen. Leur adoption ne vaut pas adoption d’une loi, mais indique la tendance du débat au sein d’une assemblée dominée par les conservateurs. Avec le groupe Verts/ALE, nous répétons que nous devons sortir des énergies fossiles pour enfin aboutir à une transition énergétique durable. Je veux en profiter pour saluer le travail incroyable mené en particulier sur ce sujet par mes collègues et amis Michèle Rivasi et Yannick Jadot qui, avec leurs équipes, ont fait entendre la voix, raisonnable et ambitieuse, des écologistes au sein des commissions parlementaires en charge du débat.
Ni victoire, ni défaite des écologistes, ce temps de débat a permis de faire émerger nos arguments au plus haut niveau, sur un continent divisé. La demande d’interdiction pure et simple de la fracturation hydraulique a été rejetée, mais nous avons néanmoins fait adopter la demande d’interdiction, à minima, d’exploiter les gaz de schiste dans les espaces sensibles. Et finalement, une majorité parlementaire s’est dégagée pour reconnaître qu’au vu des doutes persistants, la législation européenne était insuffisante pour envisager l’exploitation de ces énergies non-conventionnelles.
Le Parlement n’est pas le seul à avoir travaillé sur la question. Avant une future proposition réglementaire, la Commission européenne a publié le 7 septembre dernier trois études indépendantes. Une première concerne les avantages pour la sécurité d’approvisionnement énergétique, alors que les deux autres s’intéressent aux impacts sur l’environnement et au changement climatique. L’étude concernant l’incidence environnementale, qui fait le bilan de l’expérience américaine, est à charge contre la fracturation hydraulique et renforce nos arguments.
Finalement, si nous pouvons être en partie satisfaits, nous restons très vigilants en vue des prochaines batailles.
GREEN INNOVATION : Les débats sur le gaz de schiste au sein des instances européennes ont mis en lumière l’absence d’une véritable politique commune de l’énergie à l’échelle de l’Union européenne. Cette lacune est d’autant plus dommageable que le secteur énergétique a joué un rôle fondateur dans les premiers pas de la construction européenne (CECA et CEEA respectivement en 1951 et 1957). Pensez-vous que cette situation puisse favorablement évoluer dans les prochaines années ?
Eva JOLY : Vous avez raison. Cette absence de politique européenne de l’énergie est certainement l’un des plus grands défis de l’Union européenne. Soixante ans après la création de la CECA (Communauté européenne du Charbon et de l’Acier), l’énergie est l’un des principaux secteurs de la relance politique et économique commune.
Aujourd’hui, près de cent millions d’Européens souffrent de précarité énergétique, alors que notre facture énergétique commune s’élève déjà à plus de 500 milliards d’euros chaque année. Entre 2008 et 2009, l’Union européenne adoptait le paquet climat-énergie. À quelques mois de la conférence climatique de Copenhague, il s’agissait pour elle de prendre le leadership mondial dans la lutte contre le réchauffement climatique. Mais depuis, cette ambition a subi le feu nourri des lobbies conservateurs. Une nouvelle fois, écologie et industrie compétitive ont été faussement opposées. Le marché carbone, tentative bancale de lier écologie et système de marché, s’est écroulé sous le coup des abus et du manque de volonté politique, et finalement, rien n’a été fait pour favoriser l’efficacité énergétique.
Alors oui, les défis sont immenses. L’unification des réseaux d’énergie, en Europe et autour de la Méditerranée, répond à un souci d’efficacité mais aussi de solidarité. La position polonaise en matière d’extraction de gaz de schiste doit nous interpeller. L’histoire de ce pays le conduit à emprunter n’importe quel chemin qui lui permette de se libérer de l’influence russe. Si nous devons absolument combattre cette position de courte vue écologique et économique, il est urgent de proposer une alternative sur la base d’une Europe des énergies renouvelables. Notre continent ne manque pas de ressources. Ses responsables politiques manquent seulement d’imagination et de courage politique. Les élections européennes seront l’occasion pour les écologistes européens de le rappeler.
GREEN INNOVATION : On assiste actuellement à un infléchissement de la position du président de la République sur des techniques d’extraction alternatives à la fracturation hydraulique en France. Certains ministres du gouvernement, comme Arnaud Montebourg, y sont ouvertement favorables. Dans le même temps, le gouvernement allemand ne s’oppose plus catégoriquement à l’extraction du gaz de schiste et devrait faire adopter une loi au mois de septembre 2013 qui visera à réglementer son extraction sans toutefois l’interdire. Dans ce contexte, pensez-vous que la France puisse résister longtemps aux sirènes des hydrocarbures de schiste ?
Eva JOLY : François Hollande s’est engagé, lors de la conférence environnementale de septembre 2012, à ne pas permettre l’exploitation des gaz de schiste par fracturation. Je compte sur le fait qu’il ne revienne pas sur sa parole. Il s’agit pour les écologistes d’une ligne rouge. Un revirement remettrait purement et simplement en cause notre accord de majorité. Je suis néanmoins confiante et je suis convaincue qu’il tiendra sa parole, car comme tous les autres responsables politiques, il se souvient de l’exceptionnelle mobilisation citoyenne qui avait conduit à l’interdiction de la fracturation hydraulique en 2011. Cette mobilisation n’a pas eu lieu qu’en France. En Pologne, par exemple, les paysans de Zamosc ont mené une bataille exemplaire contre le géant américain Chevron et ses campagnes de prospection qui ont causé des premiers dégâts, des murs de maisons fissurés aux puits pollués. Alors que Paris accueillera vraisemblablement le sommet mondial pour le climat en 2015, la France doit poursuivre son investissement dans les négociations climatiques internationales et renoncer à toute velléité d’ouvrir une nouvelle ère des énergies fossiles qui sonnerait certainement le glas de la lutte contre le changement climatique. L’enjeu est trop important pour que la France renonce à porter une alternative durable.
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